Zéropolis
7.5
Zéropolis

livre de Bruce Bégout (2002)

Une irrépressible envie de m’enfuir, c’est ce que j’ai ressenti dans les rues de Las Vegas. Bruce Bégout met des mots sur ce cauchemar, annonçant dans cet essai de 2002 l’extraordinaire Le ParK publié en 2010.

«Las Vegas a la capacité singulière de nous laisser croire à notre propre irréalité.»
Tout est conçu ici pour faire perdre le sens des réalités, pour oublier cette peur de perdre de l’argent. Las Vegas tend à euphoriser et sécuriser pour faire consommer, dans un univers qui a l’apparence d’un bric-à-brac festif, mais où en réalité tout est surveillé par des polices privées, «opulence et normalisation, pays de cocagne et univers totalitaire».

Bruce Bégout nous bombarde d’images de ce mirage réel : Hommes cryogénisés par l’air conditionné, qui déambulent avec ses margharitas glacées comme des fantômes dans les couloirs des palaces, joueurs promenant devant les bandits-manchot leur seau en plastique, tel le pot de chambre d’un malade dans les allées sans vie d’un sanatorium.

«Ce n’est pas une bonne ville pour les drogues psychédéliques. La réalité elle-même est trop déformée.» (Hunter Thompson, Las Vegas Parano)

Comme une éponge, Las Vegas a absorbé les valeurs de la contre-culture, dans un mouvement emblématique de la manière dont le capitalisme sait incorporer une partie des valeurs au nom desquelles il est critiqué. Las Vegas a ainsi digéré tous les registres de la fête et du jeu, l’expression du désir de vivre et de la liberté, et paradoxalement le refus des formes domestiques de subordination.
«Las Vegas a traduit les paradis artificiels en Eden de l’artifice.»

Cette absorption des valeurs au profit du capitalisme et le divertissement total, englobant toute activité humaine, font de Las Vegas non pas un lieu à part mais un miroir grossissant de nos sociétés humaines, bric-à-brac culturel où tout est fait pour susciter le désir de consommer et la passion de l’instant.

La seule poésie est aux frontières de la ville, le spectacle des ruines des motels ou des enseignes abandonnées aux abords du désert, elle est dans le rêve d’un black-out total qui éteindrait ce maelström électrique, et redonnerait une profondeur à cette toile de fond nocturne constellée de néons. À Vegas finalement, la seule voie de contestation possible pour ne pas être l’esprit chagrin du lieu, est vraiment de partir.
MarianneL
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le 26 juin 2013

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