Celui qui s’engage dans la lecture d‘À la recherche du temps perdu sait qu’il devra y allouer, au minimum, quelques mois. Et il est possible que dès les premières pages, les premières phrases, le lecteur soit envoûté par ces réflexions énigmatiques, vaporeuses sur le sommeil, qui ébauchent, échafaudent d’immenses fondations pour quelque chose d’encore abstrait, motivées par une ferme promesse de grandeur et de transcendance. Les pensées disparates, teintées d’ensommeillement, du narrateur ; et puis, une riche mélancolie, née de la confusion que le sommeil, en disparaissant, crée entre les sens et la mémoire, celle d’un homme mûr qui a suffisamment vécu.
Le projet de Proust (du moins une partie) devient rapidement assez clair : traduire les abondantes impressions chaotiques et absconses qui ont composé tout son esprit et son imagination en mots intelligibles pour le lecteur. Et pour être exhaustif au maximum, il faut retourner au début, à Combray pour le narrateur, petit village dans lequel il passait ses étés d’enfance, et commencer ici à décrire ses tristesses, ses émerveillements, ses rêves, ses habitudes… Le projet ici est d’être fidèle, le style ne sera pas économe, ne laissera passer aucune nuance, sera en somme transparent : la langue sera poussée dans ses derniers retranchements : la grammaire et la syntaxe étirées jusqu’aux limites de ce qu’elles tolèrent, les champs lexicaux épuisés, tout, pourvu seulement que ses phrases résonnent chez le lecteur.
Les souvenirs, le passé que conte le narrateur, prennent, à mesure de la lecture, une étrange mélancolie, qui ne semble pas totalement venir du livre. Le lecteur lit une fiction, il le sait. Et pourtant, bien que le passé conté ne soit qu’imaginaire, il est si transparent, si facilement transposable à ses souvenirs – À la recherche du temps perdu pousse le lecteur à une introspection réellement profonde, il réexplore, retrace son vécu avec une clarté nouvelle, en mettant des mots sur des tristesses, des joies, des craintes rarement descriptibles ou même définissables – que naît chez le lecteur une insidieuse confusion schizophrénique entre les souvenirs réels et imaginaires (un des grands axes de La Recherche, justement – le livre diagnostique les effets qu’il administre – en effet, ne font-ils pas maintenant partie du vécu du lecteur ?). Les visages et les souvenirs de La Recherche se sont mélangés avec ceux que le lecteur puise de son vécu, et maintenant, quand le narrateur repense avec nostalgie à son amour d’enfance, le lecteur, inconsciemment, repense au sien, duquel il a prêté les traits à celui du narrateur. Et ce passé composite, bâtard, en prenant racine dans la temporalité de la vie du lecteur et de celle de La Recherche – volontairement floue – gagne un caractère extratemporel : de quand ces souvenirs datent-ils ? Alors bientôt, il se retrouve nostalgique de ces souvenirs qui ne lui appartiennent pas, pas complètement, ou plus, peut-être qu’il les a oubliés, peut-être aussi qu’il les vivra : il semblerait qu’il vive la vie, les souvenirs, de quelqu’un d’autre, trop intangibles pour pouvoir complètement se fondre dans les siens, et qui restent quelque peu flottants dans sa mémoire, imparfaitement fusionnés à ses souvenirs, desquels ils forment une prodigieuse excroissance.
Perdu dans des immensités encore indistinctes, agité, torturé, par l’analyse chirurgicale de son être, le lecteur semble complètement démuni. Mais, errant dans ce brumeux désordre, il sait que sa première impression était vraie, il se rappelle les fondations qu’il a aperçues il y a quelques semaines, ou quelques mois (tous les lecteurs ne lisent pas au même rythme), et continue, euphorique, déterminé. Son instinct ne l’a pas trahi : les fondations s’édifient en piliers, le brouillard se dissipe et la cathédrale se dévoile. Proust a architecturé quelque chose de formidable. Deux piliers convergent, se rejoignent en une voûte inattendue et, passé la surprise de l’union de deux éléments pourtant assez hétérogènes, parfaite. Certes, le flou paraît toujours omniprésent, il reste encore des milliers de pages, mais tout retombera toujours parfaitement dans la totalité de La Recherche. Et c’est empli d’allégresse que le lecteur s’élance à continuer son exploration, sa découverte : un élégant contrefort, finalement essentiel à la stabilité de la structure, un nouvel accès menant à la nef centrale, une antichambre exotique dont il n’avait pas vraiment saisi la fonction lors de son premier passage ; extatique, blasé, amusé, tourmenté, épuisé, le lecteur ne s’arrête pas, ne peut pas s’arrêter, pas avant d’avoir vu la cathédrale aboutir, pas avant d’avoir retrouvé le Temps perdu.
Et quand le lecteur ressort, referme la cathédrale, la repose sur sa table de chevet, il sait que c’est pour en profiter et se l’approprier différemment. L’œuvre a durablement impacté sa réalité. Elle possède une quantité énorme et dense de matière objective, mais pour le lecteur un petit peu investi, elle ouvre un infini. La spontanéité et la facilité apparentes avec lesquelles Proust extrait de la beauté de choses banales et communes est une invitation à la créativité. La Recherche expose tacitement au lecteur une méthodologie pour construire ses propres métaphores, hyperboles, personnifications à partir de n’importe quoi et exacerber au maximum chaque impression un peu originale. Une heure morne de la journée du lecteur se retrouve éclairée par les quelques petits mots qu’il ébauche mentalement pour embellir l’impression d’une rocade bruyamment encombrée ou dépasser la beauté d’une charmante inconnue. L’important n’est pas d’ailleurs que ces rêveries volatiles dépassent les heures dans lesquelles elles ont été assemblées, mais plutôt de leur donner une identité, une singularité. En s’accumulant, elles finiront par émailler la mémoire du lecteur d’images suffisamment éclectiques pour la mystifier et la colorer, pour consoler certains regrets par la poésie qu’elles rendent possible.
Ce lecteur, c’est n’importe qui de suffisamment intéressé par La Recherche pour y allouer le temps et les efforts particuliers qu’elle requiert. Les thèmes sont universels. Il n’y pas d’engagement : ne lire que le premier tome apporterait déjà infiniment. Se laisser porter par sa beauté et ses réflexions ou essayer de déchiffrer et cartographier ses énigmes semblent deux façons également légitimes de l’aborder, à condition de rester suffisamment investi pour ne pas se perdre.

Tout ce qu’il faut retenir finalement, c’est que chaque effort vous sera rendu au centuple.
blinkeure
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le 1 déc. 2021

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