Depuis quarante ans Irving confesse écrire sur les peurs, celles-ci finissant souvent par converger, d'une manière ou d'une autre, vers l'identité sexuelle. Déjà dans « L'Hôtel New Hampshire », l'auteur dressait le portrait d'une famille ravagée, entre autres problèmes, par la menace d'un inceste entre frère et sœur qui finissait par exploser au grand jour dans ce qui est peut-être aujourd'hui l'une des séquences les plus troublantes et les plus jouissives de son œuvre. Dans « Une prière pour Owen », l'auteur écrivait parmi d'autres choses sur l'attirance envers la mère, laquelle était par ailleurs personnage central du « Monde selon Garp » qui racontait la place de l'homme dans un environnement dominé par la femme... Depuis ces années fastes, il se murmure qu'Irvin a un peu faibli, se rétractant dans des questionnements plus consensuels liés notamment au tourment de l'écrivain. « Dernière nuit à Twisted River », son précédent, tournait un peu trop autour de ces problèmes ennuyeux même s'il s'accrochait à ces rapports troublants entre parentalité et épanouissement sexuel. De deux choses l'une pour son nouveau livre, donc, qui pourra paraître soit comme un radotement ultime, soit au contraire comme un feu d'artifices complètement fou, exclusivement nourri de ses éternelles obsessions sur le sexe.

Dans un style très proche de sa gloire des eighties, Irving va raconter, à la première personne, la vie d'un bisexuel, de ses premiers émois à ses dernières années. Seront détaillées par le menu ses rencontres, ses expériences : comment elles vont commencer, comment elles vont évoluer, comment elles vont se terminer, à du court ou long terme, n'hésitant pas à flirter avec une pornographie « trans-genres » ou l'on empoigne le pénis et les seins d'une seule et même personne. Le titre « A moi seul bien des personnages » est de Shakespeare, qui viendra, comme d'autres dramaturges, mettre son grain de sel dans la troupe de théâtre haute en couleurs que le héros forme avec sa famille et ses amis. De partout, il est question de travestis (parents ou non), d'homosexuels sur le retour, d'hétérosexuels frustrés, de transsexuels ; le récit est presque exclusivement centré sur le sexe et la manière dont la joyeuse troupe va « se débrouiller » avec. Même pour les habitués de l'auteur, le bouquin comprend de nombreuses séquences franchement trash qu'on ne se rappelle pas avoir lu, peut-être pas même au plus fort de ses précédentes œuvres. L'idée ici est de toujours se dissimuler derrière des références littéraires prisées des personnages du livre, tous cultivés (en vrac : Richard II, Madame Bovary, Dickens...), certaines leur servant même à l'affirmation d'une identité. Pas toujours très heureux, un peu lourd parfois, même ; pourtant, dans l'ensemble le livre est une vraie réussite.

Brulôt nuancé d'abord, qui emprunte à tous les camps, conservateurs ou libertaires, cristallisant les angoisses du parent qu'Irving est désormais, et les espoirs intacts du jeune homme qu'il a été. Le livre se positionne contre l'intolérance, contre l'intolérance à l'intolérance, réservant à ses personnages des trajectoires de vie d'une absurdité jouissive, injuste et passionnante. Malgré une longue exposition complexe et peu amicale, malgré de réguliers toussotements où Irving semble piloter en mode automatique, on sent l'auteur à la poursuite de sa verve passée, jouir de nouveau de ses armes de conteur hors pair (cruauté, ironie, humour ravageur). Le bouquin semble avoir été écrit comme pour plonger dans une seconde jeunesse, sauf qu'il est hanté des fantômes de l'âge mûr et qu'au-delà de cette débauche d'aventures sexuelles improbables se devine une inquiétude fondamentale qui fait tendre le récit vers une schizophrénie plutôt fascinante : se chercher, c'est bien, mais il faut être prêt à en payer le prix, nous dit Irving avec humour et philosophie – mieux, se chercher serait indispensable, et payer le prix serait une étape tout aussi indispensable. Naturellement, l'auteur laisse au temps de la jeunesse les expériences les plus folles pour embrayer sur la peur de la mort, qui finit par frapper, tous et n'importe quand, avec son cortège de maladies et de regrets, de souvenirs inoubliables, merveilleux ou douloureux. Peut-être pas de manière aussi efficace qu'espérée car Irving, en se concentrant sur le cul, oublie parfois de dire ce qu'il y a autour – c'est une première. On termine pourtant sa lecture avec la conviction d'avoir eu affaire à un titre majeur, qui, même sans atteindre l'état de grâce de l'Irving des années 80 (malheureusement !), déborde tellement de questions, de personnages, de folie, qu'il est impossible d'y rester indifférent ; on savoure de nouveau cette générosité angoissée si singulière, qui se profilait dans ses premiers romans et qui aura rarerement été aussi intense ici, sorte de marathon du sexe sous toutes ses formes se concluant dans un doux regret, tendre, dérisoire et déchirant.
boulingrin87
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le 15 juin 2013

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Seb C.

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