Aux origines de la stagnation française

« Il dit pas l’Indochine, il dit qu’il a fait l’Indo, puis aussi l’Algérie. »
CharlÉlie Couture, L’Histoire du loup dans la bergerie

Ce ne serait pas une mauvaise chose que le livre de Claire Tencin soit lu et débattu par un peu de monde avant les prochaines élections, ou peut-être encore avant même, avant que le peuple français scindé, fractionné, ne se perde définitivement lui-même dans une guerre civile.

Il est bien personnel pourtant, ce récit, et s’il évoque aussi des faits non personnels, ils sont anciens, plus d’un demi-siècle nous en sépare : la guerre d’Algérie. Les événements de cette époque, trop lointains, nous ne les connaissons plus. Mais c’est précisément cette méconnaissance qui est à l’origine d’une partie des troubles de notre société, comme la méconnaissance de son père est à l’origine des doutes torturants de Claire Tencin. C’est pourquoi, dans ce livre, elle s’efforce pas à pas vers la connaissance, luttant tout au long pour parvenir au sommet du savoir, à l’énonciation difficile de la maxime socratique Je sais que je ne sais pas. Dans son récit, alors qu’elle visionne une interview (menée par elle-même des années auparavant) de son père anciennement gendarme en Algérie, sans oser mettre le son, la maxime prend cette forme : « Sans doute ai-je peur de l’entendre, ou peur d’être déçue par la pauvreté de ses mots à lui, si simples, si elliptiques, que ça ne va pas aller dans le sens de ce que je sais de lui, de tout ce que je crois savoir de lui […] » (p. 16) Cette crainte de voir ses convictions s’effondrer, ce refus de la possibilité d’une connaissance, en ce qu’elle le confesse, est un aveu, et donc un premier effritement, de l’ignorance : elle reconnaît qu’elle peut s’être fourvoyée sur son père toute sa vie. Ignorance tôt reconnue (dès le premier chapitre) mais sans cesse dédite par de lourdes condamnations (« il est en enfer » p. 14 ; « Parce qu’au fond, c’était un con. » p. 30) et tour à tour réaffirmée (« il aurait guéri, qui sait ? Appris à aimer ? » p. 30) jusqu’à l’acceptation finale, socratique toujours, de l’incompréhensibilité d’un être humain, irréductible à la conscience de qui veut le happer : « Ce n’était rien qu’un homme, fait de la chair du Bien et du Mal. » (p. 95) Indéfinissable humanité que ce père avait lui-même résumée en une phrase qui hante l’auteur : « Je suis un héros, j’ai jamais tué un bougnoul. » Sentence qui ouvre le récit, incomprise alors, puis tournée et retournée mainte fois, jusqu’à ce que sa signification – l’irréductibilité de l’homme à des schémas prédéfinis – apparaisse à la fin pour clore l’histoire. Cette phrase manifeste-t-elle donc l’héroïsme ou le racisme de ce père ?

Difficile de ne pas songer à Walt, le personnage joué par Clint Eastwood dans le film Gran Torino : vétéran de la guerre de Corée, vieillard de plus en plus accablé de faiblesse, insupportable à ses enfants, grimaçant de mépris ou de haine face aux immigrés asiatiques remplaçant les Américains de son quartier, poursuivi en cauchemar par l’image des Coréens qu’il a tués. Car lui affirme, contrairement au père de Claire Tencin, avoir tué. Mais il n’est pas raciste, non : il ne considère pas que ces Coréens qu’il a tués valaient moins que lui, étaient d’une race inférieure, contrairement au prisonnier Algérien qui, torturé par les militaires français, se réduisait à « un corps auquel on n’accorde pas d’âme » (p. 75). La preuve qu’il n’est pas raciste : les cauchemars qui ne lui laissent aucune trêve. Écraser une fourmi, tirer sur un épouvantail, ne provoque pas de cauchemar. On le comprend dans le film, le personnage de Walt est seulement aigri par ce qu’il a vu et fait pendant la guerre, et par l’après qui rend vaine la guerre puisque les ennemis d’hier lui sont imposés comme voisins par un gouvernement traître envers les soldats qui défendirent ses valeurs, et par les nouvelles mœurs de la société partagées par ses enfants qui sont incapables de le comprendre. Comme le père de Claire Tencin, il est « insu » (p. 50) de tous. Mais comme c’est un film, sa fin à lui est bel et bien héroïque.

L’héroïsme est facile à montrer dans un film, et même facile à voir chez les autres, chez ceux qu’on n’a pas à supporter au quotidien. Ainsi, le portrait fait par Claire de son père laisse souvent le lecteur admiratif. On se prend à se demander si, comme dans Gran Torino, l’enfant n’exagèrerait pas outrancièrement les torts de son père. Aisément, on voit l’apparent racisme du père comme un verni, une couche d’aigreur, dont le vrai fond serait au contraire un réel sentiment héroïque : il ne serait pas à ce point obsédé par le fait de n’avoir pas tué de bougnoul, s’il considérait les Arabes comme une race inférieure. Les mots orduriers ne manifestent pas le racisme, mais l’aigreur. On pourrait même imaginer, oui… Mon professeur de français de khâgne nous a dit un jour l’une de ses intimes convictions, que les fameux enfants bâtards de Rousseau, abandonnés par leur père lâchement, étaient une pure invention… de Rousseau lui-même. Pour s’attirer des reproches immérités, afin de soulager un sentiment diffus de culpabilité, ou bien le sentiment précis d’une autre culpabilité inavouable ? On pourrait imaginer aussi que le père de Claire Tencin, en s’incluant, par le « nous », dans ceux qui ont torturé (mais non tué) des Arabes, a tout inventé. Peut-être était-il rebelle jusqu’au bout, non seulement refusant de tuer, mais aussi de torturer et, culpabilisant tardivement d’avoir lâché ses camarades et contribué ainsi à la défaite de la France, tente de se racheter en se mettant dans les rangs des tortionnaires pour avoir une part de l’opprobre ? Enfin, toutes imaginations qu’il est aisé de faire à un lecteur. Mais le récit de Claire Tencin, si personnel, nous rappelle constamment qu’à grandir à l’ombre d’un tel homme, la distanciation ne vient qu’après un temps infini et autant de pensées qui taraudent, et que rien n’est jamais si certain qu’on puisse conclure la dissertation.


La conscience socratique de savoir qu’on ignore, porte la guérison. Mais revenons à la méconnaissance première, au temps où l’on croit savoir, sans savoir qu’on ignore : cette méconnaissance se retrouve à une échelle plus universelle. Si le père de Claire Tencin s’est tu sur lui-même, condamnant ses enfants et sa femme et lui-même au terrorisme du doute, il n’a pas été le seul : tous ceux qui ont survécu à l’Algérie, et tous les soldats rescapés de toutes les guerres qu’ait connues l’humanité, se sont tus pareillement. « Le silence des générations est un enfer. » (p. 15) Il est cause que chacun, prisonnier de lui-même, rumine, seul à jamais, poursuivant après la fin des hostilités une « guerre invisible » (p. 13) L’absence de transmission de la connaissance, entraîne le monde entier dans l’abîme, de père en fille et de fille en père. Car la révolte de Claire Tencin contre la tyrannie paternelle, n’est pas si différente, selon l’auteur même, de la révolte du père contre sa propre mère. Or cette révolte première était méconnue : « Il se battait sans le savoir contre l’effigie maternelle », mère elle-même « aveuglée par la misandrie » (p. 28) et qui ne savait peut-être pas pourquoi non plus. Et si tout s’était su, aucun désastre ne fût survenu.

Le témoignage de Claire Tencin, tentative de rompre la méconnaissance familiale, ouvre donc la porte à une reconnaissance nationale et internationale, entre les descendants de ceux qui se sont entretués et torturés en Algérie il y a soixante-dix ans. Pour commencer, cette reconnaissance passe par un refus de la fausse réconciliation médiatique, « broderie de bons sentiments » (p. 58), commémoration où les militaires n’ont pas droit à la parole, mise en scène victimaire qui ne permet absolument pas de comprendre la complexité de l’homme et, donc, n’autorise qu’un pardon d’apparence, hypocrite. Passe ensuite par l’étude des faits historiques, par exemple le rôle infâme joué par le bien-aimé Jules Ferry dans la maltraitance des peuples colonisés.

Enfin, il s’agit pour l’auteur de se battre avec les mots. Ceux-ci sont insuffisants car, par essence, ils définissent les êtres dont il faut, nous l’avons vu, accepter l’indéfinition, l’irréductibilité, si l’on veut espérer guérir. Outre les bougnouls, il y a aussi les Portos et les Ritals, « casés dans des mots pour les identifier. » (p. 31) Ou encore les euphémismes, comme « interrogatoire musclé » pour ne pas nommer la torture. « Tout est question de vocabulaire en Algérie ! » (p. 66) Les mots étant inutilisables, c’est la raison pour laquelle Claire Tencin doit se faire si personnelle, se lancer dans des démêlés intimes : une manière de contourner le vocabulaire, et non un refus de l’universalité. Raison pour laquelle nous avons parlé, au début de cette note, des élections, et de l’importance pour un Français de lire ce texte. Les mots sont cause de stagnation. La politique française est bloquée depuis quelques décennies par des mots : « extrême droite », « racisme », « ultra gauche », « casseurs », « fascisme », « populisme », etc., interdisant tout débat. Tous les cinq ans, cette pétrification de l’intelligence culmine dans deux groupes de mots : « Front National » et « Le Pen ». À l’origine de ce blocage en effet, Jean-Marie Le Pen, militaire en Indochine et en Algérie. Face à son nom et à celui de son parti, n’importe qui peut se faire élire, et les profiteurs en profitent, qui ont pour eux des mots figés : « démocrate », « républicain », blanchissant leurs pratiques dictatoriales. Par les mots qui mettent dans des cases, chacun abdique son pouvoir de réflexion et s’interdit de comprendre.

Le nom de Le Pen a usé les Français en les jetant dans des querelles absconses. Cette obsession aussi trouve son origine dans la guerre d’Algérie. C’est bel et bien cette guerre, et plus généralement le passé colonial de la France, qui, inconsciemment, nous travaille et nous empêche d’avancer. Voilà ce que Claire Tencin nous fait comprendre dans Affreville. Une réflexion en profondeur sur la guerre d’Algérie permettrait enfin de sortir de la paralysie, de passer à autre chose, d’envisager la possibilité d’un changement. Les grands enjeux de notre temps (écologie, mondialisation, etc., qui d’ailleurs sont aussi réifiés par ces mots et perdent peu à peu leur sens dans les mains des politiques) sont torpillés par la querelle stérile du racisme, entre des Français et des Arabes trop jeunes pour avoir fait la guerre mais qui reproduisent les rites de leurs parents sans les comprendre. Déjà à l’époque, pendant la guerre d’Algérie, les nouvelles recrues ne savaient pas pourquoi elles se battaient, selon Claire Tencin : « [Les nouveaux appelés] n’ont pas d’opinion sur les Arabes, ils ne sont que des ennemis en burnous à abattre au risque de se faire abatte. Dans les opérations, ces jeunes appelés défouraillent leur trouille avant les sommations d’usage. Ils tirent comme des malades. » (p. 85) Malades oui, par peur. Peut-être, en définitive, la même peur que Claire Tencin éprouvait, incapable d’entendre la voix de son père en vidéo. Peur de découvrir quelque chose qui va contre ce qu’on croit savoir. Dès lors, il est impossible de guérir, et nous abandonnons collectivement le gouvernail, rendant puissants ceux qui en profitent.

Claire Tencin ouvre la voie. Une grande littérature peut apparaître, comme celle sur la Guerre de Sécession aux États-Unis, avec des auteurs comme Penn Warren ou Faulkner. Mais il a fallu pour cela la première Guerre mondiale, et des écrivains qui n’avaient pas connu la guerre de Sécession. De même qu’il a fallu la seconde guerre mondiale pour qu’en France, on commence à parler de la première (ainsi de Blaise Cendrars dans ses romans autobiographiques). Au fond, la guerre civile, comme aboutissement de la paralysie française, est peut-être inévitable, et seulement après sera libérée la parole, pour ceux qui n’auront pas connu l’Algérie mais en parleront plus véridiquement que ceux qui l’ont connue et se cantonnent à des cérémonies vides de sens et à de froides statistiques.


(Critique rédigée en avril 2023, après avoir lu le livre de Claire Tencin.)

SugarBoy
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Droite et gauche, même combat, Les meilleurs livres de 2023 et Livres critiqués en 2023

Créée

le 22 avr. 2023

Critique lue 164 fois

2 j'aime

Gaspard Rivron

Écrit par

Critique lue 164 fois

2

Du même critique

Coup d'État
SugarBoy
8

Branco pasolinien

Pas de critique en fait, cette fois-ci. Les deux premières parties du livre développent une analyse précise (comme toujours), mais sans rien de nouveau par rapport aux précédents ouvrages, notamment...

le 22 avr. 2023

4 j'aime

Écrits corsaires
SugarBoy
10

Un millénaire de consommation

(La numérotation des pages renvoie à l'édition de 1976 par Flammarion, traduction de Philippe Guilhon.) Plus qu’une critique, le texte qui suit est une proposition de lecture, fondée sur un...

le 14 févr. 2023

4 j'aime

6