Ça m’embarrasse à peine moins de critiquer Analyser un film que de critiquer la notice de montage de Billy (coloris : blanc, 6 étagères, 80 × 28 × 202 cm) qui se trouve actuellement dans la même pièce que moi – je ne parle même pas d’évaluation. Ceci dit sur le principe, hein, parce qu’en termes de contenu, le livre de Laurent Jullier, c’est autre chose que deux vis et trois clous.
Comme un exposé de lycée, le livre s’articule en trois parties : « L’analyse de l’histoire », « L’analyse des formes » et « L’interprétation du film », aussi claires que leur nom l’indique. La première envisage le système narratif du film, autrement dit « la distinction entre les péripéties et leur médiation, et l’attention à la crédibilité des représentations et aux connotations qu’elles véhiculent » (p. 23) : c’est la plus facile à appréhender pour un lecteur de romans (1). La deuxième est plus technique, donc plus précieuse pour qui veut cerner les spécificités concrètes de cette articulation d’image animée et de son qui constitue le cinéma. La troisième enfin, propose un tour d’horizon des différentes écoles critiques ayant, d’une façon ou d’une autre, pris le cinéma pour objet d’étude : j’imagine qu’un bagage théorique en sciences humaines ne peut qu’aider le lecteur à en faire son miel.
La force de l’ouvrage, qui me semble à lire comme un manuel, réside dans son extrême clarté. Non seulement l’auteur manifeste des connaissances à la fois pointues et étendues – les excursions dans les domaines de la philosophie ou de la littérature ne sont pas rares et plutôt convaincantes –, mais il les met à la portée d’un lecteur néophyte mais curieux. Or, à la portée ne signifie pas au niveau, c’est-à-dire qu’il y a quelque effort à fournir pour comprendre l’ensemble des notions développées. (Quant à les assimiler, j’imagine que rien ne remplace la pratique.) Il me semble que c’est la définition même d’un travail de vulgarisation réussi.


Je ne reviens pas en détail sur les éléments intéressants proposés par Analyser un film, la richesse et la densité de ces quatre cents pages ne me le permettant pas. Quelques mots néanmoins sur l’approche globale, résumée en ces termes par l’auteur lui-même : « l’écran propose et le spectateur dispose » (p. 193). Inutile, donc, de chercher ici quelque grille universelle.
Cette approche a deux corollaires. D’après le premier, qui s’articule avec le sous-titre du livre et, me semble-t-il, avec sa structure, « le but de cet ouvrage est donc de faire ressembler l’analyse publique des films […] à l’analyse privée » (p. 10). Autrement dit, s’appuyer sur une étude précise des procédés à l’œuvre dans un film pour appuyer – ou nuancer, ou contredire… – des impressions / intuitions de départ. La plupart des professeurs de littérature, et les meilleurs lecteurs parmi leurs élèves, auront reconnu l’une des façons de mener un commentaire de texte. Dans cette optique, il n’est pas inutile de préciser qu’« analyser un film ne consiste pas à prendre en sens inverse le chemin qui va de la tête de l’artiste au produit fini qui apparaît sur l’écran » (p. 17).
Le second implicite de cette approche, c’est l’absence de distinction entre une cinéphilie qui serait celle d’une élite et une consommation de cinéma qui serait celle de la plèbe. Malgré quelques sorties pas toujours inspirées sur le « café du commerce » (2), l’auteur se garde bien de hiérarchiser les films, indiquant notamment que « la distinction entre grandes et petites œuvres est une construction culturelle soumise à des variations socio-historiques, fondée surtout sur la capacité des personnes à transformer leur jugement de goût en jugement de valeur institutionnalisé » (p. 13). La troisième partie, notamment, met en lumière, par petites touches, les spécificités d’une cinéphilie spécifiquement française.
Cette absence de parti pris est peut-être d’ailleurs une des limites de l’ouvrage : on le referme en sachant à peu près quelles approches l’auteur privilégie (« Je pense pour ma part que la théorie n’est jamais aussi efficace qu’“en petits morceaux” », p. 324), mais on ignore quels films il aime – entendu que les considérations sur la plus ou moins grande complexité technique de telle ou telle scène, développées çà et là dans le livre, ne sauraient valoir pour préférence esthétique. Quand je parlais de manuel
Précisons enfin que la question du réel n’est jamais écartée, ce qui maintient l’ouvrage les pieds sur terre. Ainsi les questions technologiques (les évolutions techniques dans le cinéma) et cognitives (auxquelles l’auteur me semble cependant faire parfois une confiance trop aveugle) ne sont jamais mises de côté. Et puis j’aime bien, même si elle appelle mille nuances, l’idée que « la connaissance du monde est indispensable à la compréhension et à l’appréciation des films » (p. 100).


(1) De nombreux passages de cette première partie peuvent ainsi s’appliquer à la littérature aussi bien qu’au cinéma : ainsi « Un récit non fiable n’est validé, esthétiquement ou économiquement, que si l’incertitude y est source de réflexion ou de plaisir : les escroqueries sont rejetées » (p. 81).


(2) Analyser un film n’est pas le seul ouvrage de sciences humaines à mettre d’un côté en lumière le sexisme et la misogynie de son domaine – à juste titre –, tout en oblitérant complètement, de l’autre, la question de la discrimination sociale.

Alcofribas
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le 24 mars 2020

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