Antigone
7.5
Antigone

livre de Bertolt Brecht (1947)

    Brecht n’a pas exactement réécrit cette « Antigone ». Il en a emprunté le texte à la traduction allemande que Friedrich Hölderlin avait donné de l’ « Antigone » de Sophocle. Il s’agit donc d’une adaptation tirant bien sûr dans le sens des options idéologiques de Brecht.
La pièce, relativement courte, trahit malgré tout une remarquable fidélité, sinon à la lettre, du moins à l’esprit classique de la tradition allemande cultivant l’hellénisme depuis plusieurs siècles. Les dialogues ont sensiblement la même densité que ceux de Sophocle, et les références culturelles géographiques, historiques ou religieuses qui parsèment le texte sont bel et bien enracinés à la fois dans la Grèce antique, mais souvent dans les allusions insérées par Sophocle lui-même dans son œuvre. D’emblée, les dialogues (versifiés en allemand) se hissent au niveau du grand ton des tragiques grecs, et on n’y décèle aucune faiblesse, ce qui est déjà un exploit. Maurice Regnault, le traducteur, a fourni un bel effort pour garder le rythme des vers, en offrant au lecteur, quand il se peut, quelques véritables alexandrins bien frappés.
La pièce étant courte (en un acte), l’action ne traîne pas : rapidement, Antigone déclare son intention de résister aux injonctions du tyran de Thèbes, son oncle Créon, et va ensevelir son frère Polynice tombé au combat, alors que Créon interdit de lui donner une sépulture. On connaît la suite : ni l’un ni l’autre ne cèdent.
En fait, il y a deux parties bien nettes dans la pièce : d’abord la confrontation entre Antigone et Créon, ensuite la succession sur scène de divers personnages qui font sentir plus ou moins nettement à Créon qu’ils désapprouvent son intransigeance, et qui lui annoncent des nouvelles de plus en plus mauvaises jusqu’à la chute finale. Après Ismène, qui courbe l’échine devant le pouvoir, des contestations plus substantielles se font jour : les Anciens (le choeur), d’abord consentants, puis manifestement opposés à la cruauté de Créon ; puis Hémon, fils de Créon et fiancé d’Antigone, qui entre en conflit avec son père ; puis Tirésias, le voyant-aveugle, qui prédit la chute de Thèbes, et de manière plus moderne, révèle les manigances du militarisme de Créon, transposition à peine voilée de celui du IIIe Reich.
Car Brecht a tout de même modifié le scénario pour y introduire assez clairement ses options idéologiques ; au cas où le lecteur serait distrait, Brecht a rajouté un prologue qui montre deux femmes de l’Allemagne nazie en pleine débâcle militaire, attendant leur frère combattant auquel il est échu le même sort qu’à Étéocle et Polynice, sauf que le frère est tué par des nazis qui le châtiaient pour avoir refusé de se battre.
Cette « Antigone » est donc justiciable d’une lecture antinazie, et antitotalitaire plus généralement. Créon, roi de Thèbes, est une sorte de Führer dont les visées impérialistes sont plus clairement soulignées que dans la pièce de Sophocle : il attaque Argos pour s’emparer de ses mines de fer. Vers la fin de la pièce, le régime de Créon s’effondre sous la poussée des armées alliées qui aident Argos à se défendre, ce qui est évidemment en rapport avec la chute du IIIe Reich. La tension dramatique est d’autant plus saisissante que cette défaite survient en pleine fête bachique de Thèbes à propos d’une victoire que l’on croyait acquise.
L’attitude des deux sœurs allemandes du prologue est en rapport avec l’attitude d’Antigone et de sa sœur Ismène : dans les deux cas, l’une veut s’occuper du frère mort (mais dont le cadavre est surveillé par le tyran), et l’autre a trop peur des conséquences que lui vaudrait une telle transgression. Il y a clairement une critique de la passivité et de la lâcheté manifestée par les Allemands, qui acceptaient de courber la tête sous le joug nazi. Hémon reproche à son père la servilité des informateurs qui dissimulent au tyran l’opinion réelle du peuple, afin de ne pas lui déplaire. La Pravda à l’époque d’Antigone, en somme.
La noble et profonde poésie qui émane des dialogues vaut à elle seule la lecture. Elle s’enrichit de maximes de sagesse bien frappées, parfois orientées dans le sens de l’éthique brechtienne.
khorsabad
9
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le 13 avr. 2015

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