L'éditeur de Joyce Carol Oates, Philippe Rey, attribue avec un peu trop de libéralité l'étiquette "thriller" à son dernier roman. Malsain, dérangeant, voyeuriste, jouant avec nos peurs les plus profondément enfouies, le récit de "Babysitter" n'est pourtant pas un thriller et il décevra les lecteurs le prenant pour tel.


"Babysitter" est la chronique morale d'une Américaine blanche de quarante ans, mariée à un cadre supérieur, mère de deux enfants adorables (un garçon et une fille, quelle vision idéale !), à l'abri de tout besoin et allégée de toute tâche ménagère par sa domestique philippine, aussi discrète qu'efficace. Cette desperate housewife arrivée au pinacle du rêve américain se nomme Hannah. Belle, blonde, riche, enviée, célébrée dans ses cercles, elle possède tout... et pourtant, un homme lui effleurant le poignet lors d'un gala caritatif lui démontrera en un fragment de peau combien sa vie est vide, son existence ennuyeuse, sa personnalité étouffée. Quand l'adultère s'invite dans le quotidien d'Hannah, le point de non-retour est franchi.


Mais attention, derrière ce pitch assez banal et peu glamour, se dissimulent, tapis dans l'ombre, d'affreux monstres prêts à bondir hors du placard : enlèvements et homicides de jeunes enfants, pédophilie, racisme, chantage et manipulation... Une fois encore, Joyce Carol Oates n'est pas en reste pour faire frémir son lecteur jusqu'à l'écoeurement. Il est connu que pour se lancer dans l'oeuvre de l'autrice, il faut avoir le coeur et les tripes bien accrochés et "Babysitter" n'échappe pas à cette loi.


Le récit charrie bien des mystères liés à la criminalité - d'où l'étiquette "thriller" quelque peu abusive - et plusieurs d'entre eux resteront non résolus, il faut s'en faire une raison, l'autrice aimant laisser à son lecteur une marge d'imagination, de supposition et de déduction. Elle le rend toujours complice du récit, il se doit de répondre à son appel et de s'y impliquer, en apnée au besoin.


Et justement, moi j'ai eu bien du mal cette fois à m'y impliquer. le premier tiers du roman m'a déconcertée, malmenée dans sa structuration, ennuyée même. Long, long, long. Pourtant, j'ai persévéré et j'en suis contente. Au final, j'ai pu apprécier une fois encore l'immense talent d'une autrice qui sait disséquer comme personne ses personnages, qui ne s'attache à aucun d'eux et n'a de compassion ni pour les gentils, ni pour les méchants. Elle plonge en profondeur dans les affres d'âmes jamais entièrement blanches, souvent très noires, toujours surprenantes. Alors, oui, il est difficile de s'identifier ou de se familiariser avec ses protagonistes mais une chose est sûre : ils vous suivront quand même longtemps dans vos songes.


Avec "Babysitter", Joyce Carol Oates explore un thème qu'elle adule : l'illusion.


Joyce Carol Oates est en effet la magicienne absolue de l'illusion, elle aime jouer avec, la révéler, la sublimer, nous y faire croire pour mieux la faire s'écrouler après une lente fissuration. A l'instar d'une coquille d'oeuf qui se craquelle sous l'effet des coups de bec du poussin qu'il emprisonne, le récit heurte lecteur et personnages jusqu'à ce que leur soit révélée une forme de vérité, généralement crue et obscène. Joyce Carol Oates est la briseuse d'illusions la plus aguerrie de la littérature contemporaine.


J'ai relevé un extrait dans le roman qui me semble parfaitement résumer sa démarche d'écrivaine : "Le plaisir que cet homme qu'elle connaissait à peine lui a donné a été indifférenciable de la douleur la plus insoutenable, une partie d'elle-même en avait eu horreur, et pourtant le souvenir de ce qu'il lui avait fait ressentir l'avait obsédée, fascinée." Remplacez "cet homme" par "cette autrice" et vous mettez dans le mille !

Gwen21
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le 15 mars 2024

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