Des jeunes gens qui s'aiment, une machination mise en place par l'antagoniste de service (si un type s'appelle Don Juan, il vaut mieux s'en méfier comme de la peste noire !) qui perturbe toute cette belle harmonie, tout qui s'arrange à la fin, car tout est bien qui finit bien... Beaucoup de bruit pour rien ne respire pas l'originalité pour ce qui est des ressorts de l'intrigue. Mais...


Mais c'est le génial William Shakespeare qui a écrit cette comédie et ce n'est pas un scoop de dire que sa plume étincelle, qu'il est capable, au détour d'une conversation entre deux caractères, de sortir une vérité universelle, intemporelle, que vous pouvez citer telle quelle pour briller... ouais... ouais... tiens, allez, en voilà une... acte V, scène première, avec Léonato répondant à son frère, Antonio (oui, c'est une traduction en français, car, même si je suis un minimum à l'aise avec la langue de Shakespeare, je ne le suis guère quand il s'agit de comprendre un des textes de ce dernier dans sa langue !).


Vois-tu, frère, les gens peuvent donner des conseils et parler de calme à une douleur qu'ils ne ressentent pas : mais, dès qu'ils l'éprouvent eux-mêmes, vite elle se change en passion, cette sagesse qui prétendait donner à la rage une médecine de préceptes, enchaîner la folie furieuse avec un fil de soie, charmer l'angoisse avec du vent et l'agonie avec des mots ! Non ! Non ! C'est le métier de tout homme de parler de patience à ceux qui tordent sous le poids de la souffrance ; mais nul n'a la vertu ni le pouvoir d'être si moral, quand il endure lui-même la pareille. Donc ne me donne plus de conseils : ma douleur crie plus fort que les maximes.

Oui, cette réplique paraît a priori avoir plus sa place dans une tragédie. Pourtant, elle est bien extraite d'une comédie. La légèreté n'est nullement là pour entraver la justesse.


Oui, parce que la justesse, il y en a. Je passe très vite sur le couple Claudio-Héro, franchement un peu neuneu, pour ne pas dire inintéressant, pour aborder celui formé par Béatrice et Bénédict, célibataires qui se voudraient endurcis.


BÉATRICE : [...] J'aimerais mieux entendre mon chien aboyer aux corneilles, qu'un homme me jurer qu'il m'adore.
BÉNÉDICT : Dieu maintienne Votre Grâce dans cette disposition ! La figure de tel ou tel gentilhomme échappera ainsi à de fatales égratignures.
BÉATRICE : Si cette figure était comme la vôtre, les égratignures ne la rendraient pas pire.

Là, c'est un festival de punchlines sur punchlines pour se foutre de la gueule de l'un et de l'autre. Les deux tourtereaux ont beau être perspicaces quand ils devinent tout de suite qu'il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark, lorsque l'innocente et vierge Héro est accusée injustement, devant l'autel, d'être une infâme créature dépravée par son Roméo de Claudio, quand il s'agit de leurs propres sentiments, ils sont aveugles, à la ramasse.


Oui, parce que si Béatrice ne manque jamais une occasion de mettre en avant que Bénédict est un blaireau et Bénédict ne manque jamais une occasion de mettre en avant que Béatrice est une grognasse, c'est parce qu'ils se kiffent à fond, qu'ils sont prêts à tout l'un pour l'autre. Les spectateurs le comprennent, les autres personnages aussi, mais pas eux. Et c'est savoureux de suivre ces deux épris, ne voulant pas être pris, aussi drôles que charmants, qui réussissent finalement à s'apprivoiser, tout en continuant joyeusement à s'insulter élégamment.


Je suis loin d'avoir lu toutes les pièces de Willy, mais j'ai envie d'affirmer catégoriquement, comme le plus grand des spécialistes oxfordiens sur le dramaturge, que Bénédict et Béatrice sont parmi les meilleurs personnages de tout le répertoire de notre auteur de génie (il n'est pas étonnant qu'Hector Berlioz ait choisi comme titre, pour son adaptation en opéra-comique, Béatrice et Bénédict !). S'il y a quelques autres très bons éléments dans cette œuvre théâtrale (comme les fonctionnaires stupides, nommés Dogberry et Vergès, qui vont malgré tout apporter une aide essentielle pour éventer le complot, se pointant au moment le plus tragique pour le contrebalancer avec de la comédie !), le meilleur réside dans les relations entre les deux êtres qui aiment faire semblant de se détester.


S'il ne devait y avoir qu'une seule raison d'être à l'existence de Beaucoup de bruit pour rien, ce serait clairement pour ce duo détonnant.

Plume231
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le 19 janv. 2024

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