Bruit de fond
7.5
Bruit de fond

livre de Don DeLillo (1985)

"J'ai été un moribond toute ma vie."

Don DeLillo est un écrivain américain du courant postmoderne, comme Thomas Pynchon, Bret Easton Ellis ou Paul Auster. Auteur capital aux Etats-Unis, il semble peu lu en France, mais peut-être n'est-ce qu'une impression erronée de ma part. Souvent pressenti pour un futur prix Nobel, il a une vingtaine de romans à son actif, dont Bruit de fond.


Bruit de fond est un ouvrage à la structure apparente, en trois parties. Le narrateur est Jack, un professeur d'université résidant dans une ville moyenne, père d'une famille recomposée. Dans une existence qui aurait pu être très facilement considérée comme "sans histoire", le regard du protagoniste met en évidence un mal tapis dans l'ombre et de plus en plus dévorant.



"Heinrich commence à se dégarnir. Je me pose des questions à ce sujet. Sa mère aurait-elle pris quelque produit capable d'atteindre ses gènes tandis qu'elle était enceinte ? Pourrait-ce être de ma faute ? L'ai-je élevé inconsidérément dans le voisinage d'une décharge de déchets chimiques, dans les courants d'air de retombées industrielles, tout aussi capables de produire de superbes couchers de soleil que de terribles calvities ?" (p. 37, éd. Babel)



"Wilder s'assoit dans le chariot et essaie d'attraper les produits qui se trouvent dans les rayons au fur et à mesure que nous passons devant eux. Il me vient à l'esprit qu'il est trop grand, trop vieux, pour s'asseoir dans les chariots du supermarché. Je me demande aussi pourquoi son vocabulaire n'arrive pas à dépasser vingt-cinq mots." (p. 58)



"Venez vite, il y a une catastrophe aérienne à la télé."(p. 99)



Ce mal est partout, à tout instant, étrange, impossible à semer. Il est général, imprécis dans la première partie du livre. C'est la peur de l'accident, la peur de l'air ambiant, la peur des produits quotidiens, la peur de toute détérioration. Don DeLillo s'y prend génialement pour nous envoyer dans un roman qui nous paraît apocalyptique sans jamais l'être. Car tout y est propre, c'est la classe moyenne tranquille qui vous parle, mais quelque chose cloche sans arrêt, une ambiance asphyxiante plane, et ce dans le moindre détail. Jusqu'au boulot de Jack, qui doit sa renommée universitaire à la création d'un département entièrement dédié à Hitler.
Cette ambiance se matérialise lors de la deuxième partie sous la forme d'un nuage de nyodène D, substance toxique, qui va faire connaître l'exode à Jack et sa famille, mais qui va aussi permettre à Don DeLillo de décrire des scènes excellentes et presque cinématographiques.
Après le passage du gaz chimique, les habitants finissent par retourner chez eux, mais pour Jack et sa femme Babette, les craintes terribles de la première partie se concrétisent lors de la troisième en une seule et même peur absolue, la peur de la mort.
Voilà pour le résumé, en fin de compte très sombre, que nous pouvons faire de ce roman.


Mais ce ne serait pas rendre justice à l'ouvrage que de ne pas mentionner l'humour noir, voire l'ironie incroyable (cf. la deuxième partie) dont fait preuve DeLillo sans que son narrateur ne soit l'acteur même de cet humour. Cela réside dans un style qui force à la superficialité des personnages ; or, cette superficialité rend leur douleur tellement exagérée, leurs actions tellement ineptes, qu'une pointe de moquerie est souvent perceptible. Il y a quelques passages assez hilarants, même si ce n'est pas l'atout principal du livre.
La superficialité des personnages est d'ailleurs, j'ai cru comprendre, un élément souvent reproché à l'auteur. Sauf que celle-ci semble s'accorder avec un objectif artistique particulier. Les personnages ne sont pas très creusés, c'est vrai, mais ont-ils besoin d'être creusés ? Don DeLillo émet une interrogation forte et inquiétante, qui tient un peu d'un renversement des valeurs. Sans ne rien gâcher du livre, je la résume partiellement : quelle est la position superficielle, aujourd'hui, face à la mort ? C'est ainsi que l'écrivain réussit à faire de cette superficialité une véritable arme littéraire qui paradoxalement, amène de la profondeur au roman. L'angoisse des personnages est tout.


Mais parmi les thèmes abordés et qui gravitent autour des principaux, il y a aussi l'inutilité, la croyance, l'innocence, l'exutoire face à la peur, la nostalgie, etc. Bruit de fond est un roman criblé de petits paragraphes très recherchés, dignes d'un essai ou d'une considération philosophique sur la société, et toujours abordés en surface, dans le détachement le plus total, comme des pistes que l'on jette au lecteur.


A placer, honnêtement, dans sa bibliothèque aux côtés des meilleurs chefs-d'œuvre de la littérature contemporaine.

Benson01
9
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le 2 juil. 2017

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Benson01

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