Où l'on donne à manger à son clavier/Où l'on refuse de serrer la main des messieurs distingués.

« Brume » est d'après moi (et pour l'instant, puisque je n'ai pas lu tous les recueils de nouvelles de King), l'apogée de ce grand auteur qu'est Stephen King. Si ses romans m'ont souvent convaincu, il est difficile d'appliquer cela à ses recueils de nouvelles. Mais « Brume » est très supérieur à « Tout est Fatal », qui lui-même étant bien plus crédible que « Juste Avant le Crépuscule ». Il y a, croyez-moi, dans ce recueil, des histoires qui ne vous quitteront jamais. Rentrons un peu dans le détail.

« Brume » est une nouvelle que j'ai trouvée trainante, bien en-deça des avis entendus ici et là. Si l'atmosphère est bien installée (je ne m'inquiétais pas là-dessus avec King), ce huis-clôt s'est avéré de manière surprenante assez ennuyant, même si la pression montait comme il se doit. La fin n'est pas décevante d'après moi, et reste toujours bien mieux que celle du film, qui restera dans mon esprit, comme une des plus cruelles vues dans un film. Enfin bref, la substantifique moelle du recueil ne se situe pas dans la nouvelle éponyme de 200 pages.
« En ce Lieu des Tigres » : une nouvelle qui m'a amusé au possible, et surtout en cherchant après coup sur Google. Là, magie de la diversité, ôde à la pluralité, et une bonne tranche de rire (respectueuse, toujours). Des critiques, il y en a un certain nombre. Depuis la critique de cinq pages divisée de façon thématique en une dizaine de points jusqu'à l'avis en quelques mots « Sans intérêt... Inutile ». Le moins que l'on puisse dire, c'est que cette petite histoire aux airs bien innocents divise. Je suis, dans cette affaire, d'un avis malheureusement bien neutre, au sens où les théories de métaphore des pulsions enfantines de violence me semblent un peu tirées par les cheveux (carrément), et que le rabachage en cinq mots me semble bien ridicule. Rien d'inutile là-dedans, mais quelques pages seulement divertissantes, débordant de sincérité quant à l'enfance.
« Le Singe », une nouvelle incroyablement visuelle, qui est pour moi l'archétype du Stephen King des débuts, reconnaissable parmi mille auteurs. Des peurs profondes, primaires, s'ancrant dans un quotidien plus fragile que ce que l'on pense. C'est bien l'art de Stephen King de choisir un objet banal pour en faire un cauchemar abyssal. Mention spéciale pour les descriptions du singe qui parviennent à filer la nausée sans problèmes ; de même que les dialogues avec cette poupée maléfique, juste au top. Nouvelle d'une grande qualité, donc.
« La Révolte de Caïn », malheureusement, ne m'a pas inspiré grand-chose. Dérangeante, certes, histoire d'une folie ayant germé jusqu'à l'effondrement de l'esprit. Pas énormément d'intérêt, je sens que je suis passé à côté de quelque chose. Peut-être que la lecture de « Rage » me donnera des clefs de compréhension, traitant apparemment des mêmes thèmes.
« Le Raccourci de mme Todd » est un gros coup de coeur. Jouissant d'une originalité sans appel, cette nouvelle nous présente Mme Todd, personnage génial dont il est difficile de ne pas tomber amoureux. Le narrateur (je parle du vrai, pas d'Homère), bien que discret et en retrait, a quelque chose de très plaisant à suivre. Mais le point culminant, c'est le conteur, Homère, aède au nom référentiel, à la parole délicieuse. L'écriture est fine, naturelle, légère, poétique, envoûtante... A l'instar de mme Todd.
« L'excursion », plongée irrégulière de Stephen King dans le domaine de la SF. Un récit un peu laborieux heureusement sauvé par une fin flamboyante : une chute parfaite.
« Le Gala de Noces » ne m'a clairement pas semblé d'un grand intérêt et est à mes yeux dispensable. Si quelques personnages s'impriment avec aisance dans l'esprit du lecteur (la soeur), le tout se révèle bien creux. Le contexte est sympathique sans pour autant être approfondi, et donne lieu à quelques phrases « réfléchies » qui m'ont semblé douteuses.
« Paranoïa : une mélopée » : le premier des deux poèmes du recueil, et celui que j'aime le moins, malgré un objectif rempli : le lecteur ressent bel et bien la paranoïa, comme une compagnie désagréable à ses côtés, nous serrant l'épaule comme une vieille amie.
« Le radeau » : une nouvelle vraiment géniale, du très bon Stephen King. Des personnages que j'ai reconnus dans mes meilleurs et pires souvenirs de lycée, plus vrais que nature. Une histoire dôtée d'un noeud simple comme bonsoir mais tellement efficace... Stephen King, ici plus que partout ailleurs, nous nargue par la facilité avec laquelle il déroule une histoire terriblement dérangeante.
« Machine divine à traitement de texte » m'a fait très peur, car l'intro en début de volume nous parle de cette nouvelle en particulier et y expose une idée de base que je trouve carrément naze. Pourtant, Stephen King nous livre ici une histoire déroutante, qui ébranle notre fibre morale. Sans être excellente, nous avons ici une nouvelle de bonne qualité.
« L'homme qui refusait de serre la main », ah... Deux nouvelles (celle-ci et « La Ballade de la Balle Elastique ») se sont pour moi vraiment démarquées du recueil, et s'imposent comme des chefs-d'oeuvres instantanés, même si la seconde est à mes yeux encore meilleure que celle-ci. « L'homme qui refusait de serrer la main » est néanmoins une pépite d'or. La voix du conteur est délicate, parfaite, berçante : c'est l'histoire au coin du feu idéale. On est charmé par ce récit d'une autre époque, où l'on découvre un homme tragique et sublime.
« Sables » est la seconde nouvelle SF du recueil et s'en tire encore moins bien que « L'Excursion ». Si elle se présente comme un récit visuellement impressionant, son intrigue très basique ne parvient pas à convaincre. Il faut avouer que si cette étendue infinie de sable fait au départ frissonner, la lassitude nous gagne bien vite.
« L'image de la faucheuse » n'est malheureusement pas parvenue à réhausser le niveau. Souffre-t-elle de l'inexpérience de Stephen King, le monsieur l'ayant écrit dans sa prime jeunesse de son propre aveu ? Je ne pense honnêtement pas. Mais encore une fois, l'histoire se révèle désespérément creuse malgré une forme impeccable.
« Nona », c'est le retour du bon. C'est un peu la nouvelle « Muse » (tirée de « Dreamworld ») de Sire Cédric, mais en bien, quoi. Récit complètement hypnotique, au-travers des terres maudites de Castle Rock, lors d'une sombre nuit de neige. Eclosion de la violence et réunion avec l'amour, l'eros et le thanatos n'auront jamais aussi bien forniqué. Tout est très réussi, à n'en pas douter, dans « Nona ». Bravo.
« Pour Owen », poème adorable, bien plus réussi que « Paranoïa », se rapprochant certainement plus de la poésie que le premier poème (« Paranoïa » ressemblait à une nouvelle mal déguisée).
« Le Goût de vivre » n'est pas une nouvelle très réussie, et c'est un euphémisme : ce n'est pas bon du tout. Etant en études de médecine, je n'ai pu m'empêcher de rire de bon coeur plusieurs fois, car il faut bien le dire, c'est un peu délirant, là, quand même. Je me trompe peut-être, mais ce coup-ci, je ne pense pas, malheureusement. Néanmoins, le concept révulse et horrifie (peut-être les pires moments de gore du recueil...) et a peut-être eu le mérite d'inspirer l'absurde chanson des Trois Accords : « Auto-cannibale ». En fait (et Stephen, excuse-moi) j'ai vraiment l'impression, à la lecture des notes, que Stephen King est tombée dans cette réalité qu'il craignait : il avait un concept horrible et assez fantastique malgré tout, et n'a pas réussi à être à la hauteur, livrant une nouvelle ridicule. Un peu un moteur de mercedes foutu sur une twingo, quoi.
« Le Camion d'oncle Otto », c'est grave cool, c'est vraiment la nouvelle qui fait plaisir, qui sans être un chef-d'oeuvre, est quand même très joliment tournée et impressionne. Et c'est toujours délicieux quand King recentre le mal dans un démon mécanique. Il est tellement bon quand il fait ça.
« Livraisons matinales (laitier n°1) » et « Grandes Roues (laitier n°2) » sont des grands coups de coeurs, et vous allez rigoler, mais je dois vous avouer quelque chose. Lors de ma première lecture, j'ai vraiment eu l'impression que « laitier n°1 » était la clef de voûte de tout ce recueil. Que tout s'expliquait dans cette nouvelle : tout tenait là. Suffisait d'en comprendre l'essence profonde. Je ne m'aventurerai pas à tenter d'expliquer ce que j'ai cru comprendre, car je serais bien incapable de mettre des mots dessus. En tous les cas, le laitier restera un personnage profondément gravé dans ma mémoire, incompris, mystérieux et malade. Une incarnation du diable avec des yeux de truite.
« Mémé » est également une très bonne nouvelle, éminemment lovecraftienne. J'avoue ne pas être un grand connaisseur de Lovecraft (erreur que je tacherai de résoudre un jour, n'ayant lu que des compilations nommées « Mythe de Cthulhu » regroupant quelques textes de Lovecraft et des potos de Derleth), mais cette nouvelle me semble plutôt bien réussie dans le genre. On comprend très vite que la mémé a du toucher des livres reliés avec de la chair, où bien pire que le diable se cachait (DIEUX ANCIENS). Mais je ne m'avancerai pas. Allez voir le blog de Nebal pour des détails sur Lovecraft, il me paraît excellent là-dessus.
« La Ballade de la Balle Elastique », on y arrive enfin. C'est pour moi le chef-d'oeuvre sur le plan des nouvelles de Stephen King. Elle est tout bonnement parfaite, et est clairement, et de très loin, la meilleure nouvelle de Stephen King qu'il m'ait été donné de lire. C'est juste parfait. La description de la folie, des fornits, tout sonne incroyablement juste et nous transporte dans un monde que l'on redoute, où rien n'est réellement stable. Fantastique. Mille fois bravo, et chapeau melon tout bas.
Enfin, « Le Chenal », c'est un peu l'aterrissage en douceur, presque raté (on a senti les secousses). C'est un peu larmoyant, et n'évite pas les pièges de ce type d'histoire. Ca m'a un peu dégoûté, mais après tout, c'est sympa quand l'émotion nous prend comme ça. Mais moi ça n'a pas pris. Dommage. Et puis de toutes façons, on est encore sous le choc gargantuesque de la nouvelle précédente.

Je m'excuse pour la longueur de cette critique, mais elle me tenait à coeur. Concluons en retenant ceci : « L'homme qui refusait de serrer la main » est une nouvelle magique. « La Ballade de la Balle Elastique » est un chef-d'oeuvre. Voili voilou. Une lecture donc fortement recommandée, surtout pour les lecteurs du King doutant de sa capacité à écrire des nouvelles. Tout est ici, très bon. Mes félicitations au chef.
Wazlib
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le 27 juil. 2014

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Wazlib

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