À priori, le principe des behavioral economics, qui « emprunte à la psychologie et à l’économie » (p. 21 de la réédition « Champs essais ») n’est pas inintéressant : étudier les forces cachées qui déterminent nos décisions, pour reprendre le sous-titre de l’édition en anglais. Mais le livre de Dan Ariely donne l’impression que cette « économie comportementale » est un déguisement du marketing.
Certains lecteurs – qui la trouveront probablement communicative – parleront de la passion que le chercheur manifeste pour sa discipline. Je ne remettrai pas cette passion en cause – pas plus que certaines de ses observations, par exemple au sujet des « avantages relatifs », de la gratuité ou des placebos –, je regrette seulement qu’elle se manifeste à travers le style mi-familier, mi-professoral, illustré d’exemples eux-mêmes redondants, qui est celui d’un certain nombre d’enseignants des universités états-uniennes lorsqu’ils se livrent à des travaux de vulgarisation. Quant à citer Shakespeare çà et là, ça donne peut-être un cachet littéraire auprès d’un lectorat d’étudiants en économie – mais est-ce que ça apporte quelque chose à la démonstration ?


Mais j’ai surtout vu dans C’est (vraiment ?) moi qui décide une absence totale de recul par rapport à la discipline elle-même, à ses présupposés anthropologiques et aux mécanismes qu’elle se donne pour objet d’étude. Par exemple, les pages consacrées au « facteur excitation » auraient gagné à se priver de leur arrière-plan puritain qui fait de la sexualité une pierre de touche du bien et du mal, références à Docteur Jekyll et Mr. Hyde à l’appui, au point que l’auteur envisage que, « pour s’assurer qu’ils [les adolescents] n’auront pas de rapports sexuels, il convient peut-être de leur apprendre à s’éloigner du torrent de la passion avant d’y être engloutis » (p. 128) !
Car au bout du compte, l’ouvrage est nourri à ces deux mamelles de la mentalité états-unienne que sont la transparence et le progrès, ici déclinés selon à l’échelle de l’individu comme à celle de la société. D’un côté, l’auteur propose sérieusement, si vous dépassez un certain plafond de prélèvement sur votre carte de crédit, que votre banque procède à « l’envoi automatique d’un e-mail à votre épouse, votre mère, ou un ami » (p. 151)… De l’autre, « résister à la tentation, et gagner en maîtrise de soi, sont deux grands objectifs de l’Homme » (p. 143) – et l’on retrouve le puritanisme.
On attendrait aussi qu’un chapitre intitulé « L’offre et la demande, une illusion » débouchât sur une remise en cause un peu plus radicale que « nous sommes irrationnels, et les politiques devraient tenir compte de ce facteur capital » (p. 75). On aurait également espéré ne pas trouver de formules aussi naïves que « Tant que l’on ne mélange pas les normes sociales à celles du marché, c’est le bonheur. » (p. 94) – ou alors une mise en perspective plus approfondie de ces normes et de leurs rapports. (Ici, il faut se contenter de ceci : « dès que les normes du marché font leur entrée, elles poussent les normes sociales vers la sortie », p. 97. Comme si les normes étaient des personnages de théâtre ou des hits…)


C’est que l’ouvrage manque singulièrement de précision lexicale : que veut dire « Cette quête de maîtrise de soi est partout » (p. 143) ? On dirait une mauvaise copie de l’épreuve de philosophie du bac ES… Ou encore, « sacrifier un objectif à long terme au profit d’une satisfaction immédiate, voilà ce qu’on appelle un atermoiement » (p. 139) : moi, ce que j’appelle un atermoiement – et avec moi le TLFi –, c’est l’« action de différer, retarder ; hésitation, tergiversation ». (Pour ceux qui soupçonneraient le traducteur : le texte original parle de procrastination, c’est-à-dire d’un comportement dont le sacrifice d’« un objectif à long terme au profit d’une satisfaction immédiate » est certes souvent la conséquence, mais ne saurait être une définition. (Pourquoi ne pas avoir gardé procrastination en français ? C’est une autre question.))
On ne trouve pas davantage de précision méthodologique dans C’est (vraiment ?) moi qui décide, même pour ce qu’on apprend à des élèves de CM1 qui préparent un exposé, c’est-à-dire citer les sources. Quand je lis que « l’industrie perd 16 milliards de dollars par an à cause des clients qui leur achètent des articles, les portent sans en retirer l’étiquette, puis les rapportent au magasin pour se faire rembourser » (p. 218), j’apprécierais de savoir qui a calculé cette somme, où, quand et surtout comment ! Et quand je trouve dans un ouvrage de sciences – fût-ce de sciences humaines ou « molles » – une phrase qui commence par « On raconte que » (p. 229), je ne la lis pas.

Alcofribas
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le 6 mai 2017

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