Tout d’abord – il faut accepter de jouer le jeu, c'est-à-dire de supporter tout ce qu’il peut y avoir de vaguement insupportable chez Picabia : son orgueil, son côté délibérément désagréable, égocentrique, ses provocations (sa marque de fabrique – percutantes, gratuites, puériles parfois), sa mauvaise foi (flagrante à de nombreuses reprises, quand il charge Picasso, ou Jarry dont tout indique qu’il ne l'avait pas lu ; ou inversement quand on s’aperçoit que la seule personne dont il trace un long portrait plus que flatteur est en fait … son éditeur mécène). Et tous les tics qui vont avec : les références à usage interne, les private jokes (cela dit, rien n’indique que Caravansérail, écrit en 1924, redécouvert et publié en 1971, était destiné à la publication), les jeux de mots, les calembours, approximatifs, filés, accumulés, parfois vaseux, les paradoxes enchaînés et la logorrhée (sur fond de pseudo logique) qui finit par contraindre chaque interlocuteur (et le lecteur ?) à rendre les armes.


Il faut passer outre, d’abord parce que Picabia, au mieux de sa forme (1924, c’est aussi l’année de Relâche et d’Entracte), le vaut bien.


Ensuite, parce que pour faciliter la vie du lecteur, un appareil critique très bien fait offre nombre de clés (notamment pour les noms codés des personnages) qui permettent non seulement de suivre le récit bien plus aisément, mais surtout de pénétrer dans l’ambiance de l’époque et (presque) dans l’intimité des personnages évoqués.


(Et grâce à ces clés qui permettent de dépasser les blocages initiaux, on s’aperçoit que l’écriture de Picabia est d’une grande fluidité, que les critiques distillées tout au long de l’ouvrage sont toujours volatiles, jamais violentes, que les passages « sérieux » sont aussi passionnants que brefs et que Caravansérail se lit avec le plus grande facilité.)


Caravansérail se présente comme un road novel (la qualification de « roman », faute de mieux, étant des plus incertaines) : une fuite permanente (qui caractérise, bien plus encore que sa démarche, toute la vie de Picabia, son refus de s’attacher et de se laisser attaché) – entre deux hôtels, entre deux casinos, entre deux villes – avec une quasi téléportation, le temps d’un parcours plus que rapide dans une de ses voitures, entre Paris et Marseille. Mais ces déambulations dans des espaces que l’on pourrait aisément qualifier de très bling bling, finissent par tourner rapidement en rond, avec le retour des mêmes personnages (même sous des identités différentes, ils semblent tous interchangeables), des mêmes conversations assez vaines, des mêmes occupations finissant par tourner à la routine. En réalité Picabia le sait – et la seule manifestation de la liberté et de la vie ne tient pas dans les lieux où l’on s’arrête, tous semblables, mais plutôt dans le moyen de la fuite : la femme, à laquelle il demeure toujours plus que fidèle dans ses infidélités, toujours elle-même, toujours différente et impossible à saisir, et la voiture, la vitesse, qui rendent, à tout instant, la fuite possible.


(Ce goût définitif pour la vitesse, synonyme de liberté dans la dissolution des formes et de l’espace, peut expliquer son attirance, un temps, pour la pensée et l’esthétique futuristes. Mais un temps seulement, et bref, le temps de s’apercevoir que là encore on s’en tenait à des formules et de passer à autre chose).


(Et c’est là aussi que l’on s’aperçoit que le titre de cette critique rejoint finalement – ou pas – le propos et le titre du roman. Picabia se plaisait à accompagner chacune de ses productions d’un titre déconcertant. On y reviendra. Ce n’est pas forcément le cas ici. Le "caravansérail", c’est l’espèce d’hôtel où les nomades font une pause avant de reprendre la route, un peu comme lui, constamment. Et le « zoo humain », d’abord envisagé comme un titre décalé, peut finalement faire, sans finesse, allusion à la foule croisée dans ces lieux de passage. Lui inclus, et nous aussi, bien sûr.)


Et surtout, par bribes, par fulgurances, par jeux, Caravansérail offre quelques éclairages sur le génie de Picabia.


• De l’art, en faisant semblant de jouer le jeu, de démolir les impostures en vogue. Surtout celles de « ses amis » - ainsi de la longue séquence, chez André Breton, consacrée à la production « d’œuvres » automatiques sous hypnose, avec les démonstrations de Desnos, Crevel, Perret et même de sa compagne gagnée par la spiritualité ambiante. Ce texte mériterait d’ailleurs d’être mis en liaison avec un autre decriptif proposé par Joseph Delteil (« une soirée chez André Breton ») dans son livre testament, excellent, la Deltheillerie. (Delteil se fait d’ailleurs aussi, sans doute injustement, égratigner par Picabia).
• De l’art de régler leurs comptes en quelques mots aux thématiques à la mode, révolutionnaires – ici les mythes de l’artiste maudit et forcément misérable (Germain Nouveau ?), de l’artiste sacrifiant tout à son œuvre, des jours et des mois à rectifier les détails (Cézanne et ses pommes ?) et de la théorie de l’inconscient (du complexe d’Œdipe chez le cheval). Bref, autant de vénérations chères à Breton ...



… On raconte avec force admiration que l’un d’eux s’entêtait à vivre
avec les cinq sous par jour qu’il s’imposait de recueillir en mendiant
à la porte d’une église. Voilà qui m’est indifférent : l’œuvre des
autres m’intéresse peu, leur vie encore moins ; que voulez-vous que
ça me fasse de savoir que tel peintre passait deux cent cinquante
séances sur un tableau alors qu’un autre pouvait faire une œuvre
comparable en une demi-journée ? (…) Je sais que pour beaucoup de
gens, c’est le contraire ; l’anecdote sur l’artiste a une saveur qui
contribue à faire discuter et aimer tout ce qu’il produit ; c’est à
peu près, comme si pour juger des qualités d’un cheval de course, on
s’attachait à rechercher s’il aimait bien sa mère ! »



  Et au-delà de l’arrogance et des critiques, malgré lui peut-être,  Picabia parvient à glisser dans  maints paragraphes des réflexions, des idées (des pensées plus que des idées, Picabia aurait détesté toute référence à une idéologie), des trouvailles d’une grande profondeur.

• De l’art d’insérer à l’intérieur du roman un élément inattendu, récurrent, déconcertant (et donc important sans doute). Ici ce sera un running gag : un jeune auteur, qui teint absolument à lire à Picabia les derniers extraits de son roman en cours, et qui apparaît, systématiquement et en temps réel, dans tous les lieux où Picabia fait escale. Les extraits proposés (qui constituent une manière de roman dans le roman), toujours accueillis avec bienveillance par Picabia (qui le plus souvent n’écoute pas) renvoient régulièrement à des clichés, à un sentimentalisme éculé, à un romantisme de pacotille, à un pathos ridicule … Lareinçay, le jeune auteur, propose aussi des poèmes, voire des réflexions philosophiques (sur le temps, l’espace et la vitesse …) Bref, il s’agit peut-être d’un double de Picabia (dont le rôle évoluera sensiblement à la toute fin du livre. Auto-dérision sans doute – et d’autant plus que le nom même du personnage, orthographié (délibérément ou par pure négligence) de diverses manières, n’est pas sans ambiguïté : Lareinçay, Larainçay, Laraincay. Lareinçay (comme « la rincée ») ou Laraincay (comma « l’air inquiet … »)
• De l’art des titres déconcertants, poétiques, interprétables ( ???), pour chaque chapitre : le galuchat, la bulle de savon, inhalation perpétuelle, les rideaux de mousseline, mimosas, bendix
• De l’art d’être en avance sur son temps, d’un bon demi-siècle ; ainsi Picabia évoquant ce que devrait être l’école :



Dans les écoles, ne dirait-on pas que l’on fait exprès d’enseigner aux
jeunes gens, sous prétexte de leur élever l’esprit, les choses les
plus inutiles de la façon la plus ennuyeuse ? Au lieu du Grec,
croyez-vous qu’on ne devrait pas apprendre la sténographie, apprendre
à faire la cuisine, à conduire une auto, à nager, à faire l’amour, à
jouer à la roulette, apprendre à vivre …



• De l’art de finir par offrir, malgré soi, une réponse profonde, personnelle, à une question exaspérante (qu’est-ce que Dada ?), après avoir proposé plusieurs « réponses" entre fantaisie et dérision.




  • Car je ne suis ni peintre, ni littérateur, ni espagnol, ni cubain, ni américain …

  • Ni Dada n’est-ce pas ?

  • Ni Dada. Je suis vivant. Voyez-vous, le bruit, le mouvement qui s’est fait autour de ce mouvement a été crée de la façon dont certains ingénieurs fabriquent une voiture automobile ; mais cette invention ne peut s’expliquer que parce que d’autres ingénieurs avaient trouvé auparavant le carburant, l’essence. L’essence, c’est Dada, le moteur, c’est le public …



• De l’art de tourner en dérision la dérision elle-même Et alors, moins par moins devient vraiment égal à plus. Ainsi des « théories » de Lareinçay sur Einstein et la relativité, avec lieux communs, redites, confusions – et dans le filigrane une réflexion profonde.


• De l’art enfin de se livrer, et à la toute fin du livre, in extremis, élégance dernière, à travers un très beau poème qui cette fois n’est pas attribuée à Lareinçay



Le plus grand malheur de la vie, c’est la vie. (…)
La nature m’a nommé roi, les hommes : fumiste !
Si je pouvais lire dans mon esprit,
Je n’y verrais qu’un mot !
Tombola.
Mes yeux sont fixés dans le vide,
Ma tête a la forme d’un entonnoir,
Parmi le cortège des illusions,

Au son d’une musique de tambours,
En écho majestueux, je souris aux désirs.
Le chef de musique, c’est moi.
Les musiciens sont des jeunes filles.



P.S. Par curiosité – sur le site de l’INA, un des derniers enregistrements de Picabia, pas loin de la mort, interviewé par Pierre Dumayet. Avec l’âge, l’arrogance hautaine a disparu derrière une politesse – où l’humour (l’anecdote du voyage vers Madrid et le Prado) et l’ironie affleurent constamment - tel qu’en lui-même …

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le 2 août 2015

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