Si l'on doit parler d'un roman qui fait de l'effet à ses lecteurs, je pense que l'on peut s'attarder un instant sur Crime et Châtiment. Suivant des sources documentaires particulièrement fiables (Wikipédia), nous constaterons que les critiques russes de l'époque (1866) portaient le livre aux nues mais déploraient ses effets sur le système nerveux. Le livre serait stressant, étouffant, écrasant. C'est ma foi vrai.


Je suis capable de regarder bien des horreurs au cinéma et à la télévision, peu sujet aux sursauts et autres malaises, à de rares exceptions près. A fortiori, je ne pense pas avoir jamais ressenti - physiquement je veux dire - quelque chose en parcourant un livre. Un roman peut s'approprier toute mon attention, solliciter les misérables ressources de mon mental, user la large palette de mes émotions, mais, au bout du compte, je ne me sens jamais vraiment atteint dans mon intégrité physique - et fort heureusement d'ailleurs !


Sauf avec Crime et Châtiment bien entendu.


Oh, c'est très subtil. Il ne faut pas m'imaginer ruisselant de transpiration, urinant et déféquant dans mes draps, vaincu par la torture littéraire de Dostoïevski. Mais il y a quand même quelque chose de puissant à l’œuvre. Déjà, pratiquement aucun personnage n'est totalement sain de corps et d'esprit. En y réfléchissant attentivement, je dirais qu'il n'y en a qu'un - deux, à la limite - avec lesquels je serais prêt à passer une soirée entière. Les personnages sont nerveux, fiévreux, orgueilleux, névrosés, obsédés, phtisiques, alcooliques, psychotiques, et la liste est encore longue. Ils s'expriment, la plupart du temps, en longues tirades désordonnées qui ne font que dévoiler l'absurdité de notre existence, percluse de malheurs et de souffrances. Et, au lieu de s'en indigner et de tenter de se relever, ces personnages acceptent ce sort avec une jouissance malsaine et y replongent de plus belle, les sagouins !


Une belle brochette de masochistes, si vous voulez mon avis - de martyrs pour les plus pieux. Mais jamais sans raison. De digressions en chuchotements narratifs, une logique se profile derrière tout cet effroyable désordre qui menace de contaminer le lecteur au premier moment de faiblesse. C'est la pénétration psychologique proverbiale de Dostoïevski qui rend le moindre de ses personnages, aussi grotesque soit-il, humain, vivant ! On veut comprendre. On veut ramener l'ordre. Et l'on traverse alors des scènes de tension inouïe, et des spectacles d'orgueilleuse désolation, mouchetés de sueur, de tremblements, de toux rachitique et de cauchemars éveillés.


Cette épreuve serait bien vaine s'il n'y avait pas une échappatoire, et il y en a une ! Le roman n'est jamais une dérisoire suite de monstruosités, mais un chemin vers la lumière - vers la guérison ! Raskolnikov, "héros" maladivement et insupportablement fier, devient héraut de l'humanité par un tour de force littéraire comme peut-être seul Dostoïevski a le secret. Et la beauté finit par éclore, humblement, sans se forcer, dans le marécage de nos angoisses.

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le 20 mai 2018

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Amrit

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