De sang-froid
8.1
De sang-froid

livre de Truman Capote (1966)

De sang froid est un livre unique, ni roman ni fiction, ou bien, selon l’expression de Capote lui-même, roman de non fiction et aussi le livre ultime d’un auteur culte qui n’aura, au bout du compte écrit (quasiment) que deux livres.


(Comme si, épuisé par son énorme travail de recherche, ces huit ans d’enquête, de rencontres, de lectures, d’écriture aussi évidemment, et plus encore par son investissement, son immersion dans le drame – il avait fini par y laisser toute son énergie créatrice.)



CADRE



Une ferme, très cossue, très isolée, un plan très précis des lieux, les portes ne sont jamais fermées à clé, une famille, quatre personnes, les parents âgés, deux adolescents de quinze-seize ans (dont une fille, jolie, Dick se répète cela, en boucle), un coffre-fort plein – le cadre idéal pour un cambriolage sans risques et très rentable.


Mais il y a une erreur dans ce décor idéal – il n’y a jamais eu de coffre-fort.


Quatre personnes vont être massacrés pour quarante dollars.



EUX



Ils sont deux. Un voyou ordinaire et un psychopathe.


Ils viennent du quart monde, au-delà de toute misère.


Dick (Hickock) a vécu dans une famille manquant de tout, avec un père ouvrier de ferme, mais avec des parents aimants, toujours. Très bon élève, mais dans l’impossibilité de poursuivre ses études au-delà du collège, pas les moyens. Petits boulots, ouvrier apprécié, mais se refusant à travailler pour presque rien. Kleptomaniaque incurable, dès son plus jeune âge. Hâbleur, frimeur. Marié très jeune, des enfants, divorcé très jeune, remarié, divorcé, voleur. Il aime un peu trop les petites filles. Il adore faire des chèques sans provisions, pour revendre ensuite tout le matériel acheté (il rêverait d’avoir un uniforme militaire pour qu’on accepte encore plus facilement ses chèques boisés.) Passage par la case prison.


Dick a eu un grave accident de voiture. Des morceaux de verre seraient restés à l’intérieur de son crâne. Ensuite il n’aurait plus été le même.


On a peine à croire à l’histoire de Perry (Smith). Métis indien, enfant de la balle et du voyage, ses parents travaillaient dans un cirque ambulant, mère indienne, écuyère, bientôt très alcoolisée. Père attachant et violent, noyé dans ses rêves, créer un refuge pour touristes en Alaska. Trois frères et sœurs, deux se suicideront, la troisième parviendra à s’intégrer socialement. Les parents se battent, se séparent, amants multiples pour elle, elle part avec trois enfants, ne s’en occupe pas. Perry reste avec son père, on crève de faim, il est placé chez des religieuses atroces. Il est incontinent (ses reins fonctionnent mal à cause de sa sous-alimentation), on le frappe à coups de ceinture, on multiplie les bains glacés. Retour chez son père, escapade en Alaska, les hivers collés l’un à l’autre pour ne pas crever de froid. Expérience (bonne et moins bonne) de l’armée, vols (quand il a trop faim), case prison.


Mais Perry rêve – il rêve de chasses au trésor dans des îles lointaines. Perry n’est jamais allé à l’école. Mais il lit, se nourrit aussi de mots, écrit, avec une graphie magnifique, des poèmes, des chansons, joue de la guitare, dessine – et très bien. En prison, il apprivoisera l’écureuil nichant dans l’arbre jouxtant sa cellule. Mais dans l’ultime prison il ne parlera plus à personne.


Car Perry se méfie du monde entier, surtout des grosses femmes (souvenirs des religieuses), déborde de haine, et par instants d’amour quand il a le sentiment d’être compris. Perry est à la fois très paranoïaque et très schizophrène, on pouvait l’être à moins.

Perry, lui aussi, a eu un grave accident de moto. Croissance interrompue – des jambes ridiculement courtes au-dessous d’un torse normal, complexe énorme. Mais Perry est aussi d’une force physique exceptionnelle.


C’est Dick qui a eu l’idée du casse dans la ferme très isolée, très cossue et sans argent des Clutter (informations plus que détaillées recueillies auprès d’un codétenu, qui parlera plus tard, évidemment.) Perry a suivi et tenu le fusil. Quatre morts et quarante dollars.



ECRITURE



L’enquête de Truman Capote aura pris cinq ans – pour rencontrer les acteurs, les témoins, les voisins, lire, recueillir. Et trois ans de plus pour écrire le « roman » où tous les acteurs portent leur nom. Et le film qui lui est consacré tente de raconter cet exercice de forçat.


Et pourtant, la première observation, qui saute aux yeux, est sans doute son absence totale du récit. Il n’y a pas d’enquêteur, juste un narrateur anonyme, qui rapporte faits, dialogues (et même pensées) de la façon la plus objectivée : une écriture clinique, blanche. Apparemment.


Capote respecte la chronologie des événements, en quatre actes imparables, en adoptant presque jusqu’à la fin, la technique du montage alterné :
- La vie de la famille Clutter, ses derniers jours, ses dernières heures et en alternance l’équipée des tueurs,
- L’équipée des tueurs, au Mexique, à Las Vegas, en Floride, à force de chèques en bois, et en alternance le travail des enquêteurs, de l’enquêteur en chef surtout, John Dewey, quasiment sans indices,
- Les deux tueurs arrêtés, observés en alternance (mais avec un éclairage portant bien plus sur Perry Smith) ;
- La dernière partie interdit toute alternance.


Capote, surtout dans les chapitres les plus longs, essentiels, n’hésite pas à multiplier les énonciateurs – à travers la citation intégrale de lettres (les correspondances envoyées à Perry par son père et sa sœur), du journal de Perry Smith (fragments prolongés par les commentaires du narrateur), des rapports des psychiatres.


Et c’est aussi un des moyens « d’orienter » son texte – citer par exemple ces rapports interdits lors du procès, et de façon plus globale, découper dans la réalité, dans la masse des informations recueillies (certaines étant des plus incertaines – ainsi de l’histoire « drôle » qui aurait été racontée par Dick à un automobiliste qu’ils avaient projeté de tuer, sans concrétiser) – pour orienter son récit. De sang froid n’est évidemment pas neutre.



MIDWEST



  Car **De Sang froid** est aussi un portrait, objectif, du plus profond de l’Amérique – les plaines du Middle West, brûlantes en été et glaciales en hiver, les fermes, souvent petites et pauvres, ce centre , plus que conservateur, un peu terrifiant, des Etats-Unis où les bruits d’ailleurs n’arrivent pas (où aujourd’hui encore l’étranger est vu avec suspicion), où seuls comptent la religion (éclatée en micro-communautés plus que religieuses), le travail (à la ferme et à l’école), la chasse et les bonnes œuvres.

C’est ce monde que Truman Capote met en scène, autour de la famille Clutter, avec ses perfections et ses fêlures, le père, influent, bon, très religieux et très paternaliste ; le fils en Géo Trouvetout, la fille jolie et surdouée (mais qui n’aurait sans doute jamais épousé son petit ami, pour causes de communautés religieuses différentes), la mère et ses dépressions mentales permanentes. Et autour d’eux, les bruits, les rumeurs, les non-dits, à l’image des deux sœurs du petit bar, la mère Truitt, toujours paniquée, effrayée et Mrs Clare, réaliste et brutale :
« Ca me surprend pas. Quand on pense que Herb Clutter a passé sa vie en coup de vent, venant ici à la course pour prendre son courrier, sans jamais dire bonjour-merci, se précipitant dans tous les sens comme un poulet qui vient de se faire couper le tête (…) Eh bien, il se pressera plus jamais (…) Qui les a tués ? Le type dans l’avion. Celui que herb a poursuivi (…) Si c’est pas lui, c’est peut-être toi. Ou quelqu’un d’autre de l’autre côté de la rue. Tous les voisins sont des serpents à sonnettes … »


Et dans cet univers la division en classes sociales demeure très prégnante.



CLASSES



Et d’autant plus forte que ce monde reflète exclusivement l’ordre voulu par Dieu. Les hommes ne se mélangent pas vraiment, sauf sous l’angle du paternalisme. Lors du procès, les principaux notables ne se déplaceront qu’au dernier jour, par sympathie pour le Président du tribunal et pour l’avocat général qui sont des leurs.


Ce monde-là a aussi son quart-monde, qui doit rester à sa place puisque Dieu l'a voulu. Et cet univers, organisé de façon aussi rigoureuse que simpliste, devient inéluctablement incohérent. L’ambiguïté du titre, De Sang froid, vaut aussi bien pour le quadruple meurtre, accompli pour rien et pour l’exécution des meurtriers, des enfants largement irresponsables (à l’évidence pour Smith, quant à Hickock il n’avait tué personne) après une parodie de procès (très objectivement traduite dans le récit de Truman Capote) où la défense n’aura jamais aucun droit – avocats commis d’office et nullissimes, témoins interrompus sitôt qu’ils disaient du bien des accusés, choix de jurés connaissant les victimes, refus du témoignage des psychiatres …


Et l’on revient à la question initiale. Comment peut-on massacrer une famille pour quarante dollars ? La réponse est peut-être dans la faillite de cet univers-là, ainsi formulée par Perry Smith, sortant de son dédoublement de personnalité : « ils (les Clutter) ne m’ont jamais rien fait. Comme les autres m’en ont fait toute ma vie. Peut-être simplement que les Clutter étaient ceux qui devaient payer pour les autres. »



MIROIR



L’épuisement créatif, définitif de Truman Capote, après avoir achevé De Sang froid, est sans doute lié, aussi, à son identification, à travers leurs multiples rencontres, au personnage de Perry Smith – un autre lui-même, dans les aléas du parcours, les souffrances, les rêves et l’instant où le dé s’immobilise. Ce portrait de l’Amérique est aussi, sans doute, un autoportrait.


Et pas un récit « objectif ». Qu’on revienne, une fois la lecture achevée, sur la beauté de la dernière phrase :
il se dirigea vers les arbres, s’engagea sous leur voûte, laissant derrière lui le ciel immense, le murmure des voix du vent dans les blés qui ployaient sous le vent.

pphf
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le 4 juin 2015

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