Par ma grand-mère

J'en voulais à Marguerite Duras depuis dix ans et j'ai mis dix ans à poncer mon sentiment. Je ne sais pas pourquoi mais je suis passé, à vingt ans, à côté de Moderato Cantabile et j'avais pour elle, depuis, un a priori terrible. J'ai acheté Écrire parce que des amies citaient Marguerite Duras au milieu de leurs autrices préférées.

Je n'ai pas été déçu, mais saisi, à l'improviste par ce texte qui tisse l'écriture et la maison, le livre et la solitude. J'ai été touché, je ne sais pas trop comment et pourquoi. J'ai imaginé qu'elle était ma grand-mère, cette vieille dame de 78 ans, qu'elle était ma grand-mère et j'ai imaginé ma grand-mère écrire une chose comme ce texte-là, depuis sa maison, avec autour d'elle ses meubles et ses objets.

Ma grand-mère n'était pas autrice, elle n'écrivait pas, je crois, mais ce texte il y avait aussi son jardin, ses murs, ses gestes répétés, il y avait aussi sa vieillesse et sa solitude tissée de ce qui a disparu, des morts, de l'impossibilité de dire et de la nécessité de raconter néanmoins, il y avait toutes les manières discrètes des murs d'être habité. J'ai aimé ce livre parce qu'il a inventé ma grand-mère autrice, il m'a fait voir que ma grand-mère était autrice, non pas au sens dérivé, mais au sens strict, étymologique, ma grand-mère était celle qui "faisait accroître".

Je crois que l'on peut trembler vraiment si on pense qu'une vieille femme écrit ce texte trois ans avant sa mort, qu'il est possible de trembler vraiment si on pense à cela, non pas comme une vue de l'esprit lointaine, vague, mais comme une réalité de la chair et si on pense à toute l'intelligence contenue dans ces mots-là et qu'on imagine le murmure de sa grand-mère sur ces mots-là, qu'on forme l'idée que derrière tous les chuchotements de notre grand-mère ces mots-là étaient aussi présents, alors on ne peut pas être autrement que touché au centre de notre propre solitude, immédiate et à venir.