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En finir avec l'homophobie ordinaire (si seulement !)

Écrire un avis sur En Finir avec Eddy Bellegueule n'est franchement pas simple. Je suis toujours mitigée et j'ai énormément de mal à prendre position sur ce livre.


Si le but d’Édouard était de me perturber, je le félicite, c'est très réussi !


Bon, si on commence par le début, il faut dire qu'il s'agit d'une partie de l'histoire d'Eddy Bellegueule alias Édouard Louis. Pas une autobiographie à proprement parler, plutôt un genre de livre confession, une confidence fleuve.


Eddy est un jeune garçon (la majorité du livre parle de ses années de collège), vivant sa préadolescence dans un village de Picardie. Deux caractéristiques sont mises en avant de cette jeunesse : la pauvreté de sa famille et plus globalement de son milieu social d'une part, et son homosexualité d'autre part.


Édouard va nous confier les brimades dont il a été victime et sa honte d'être homosexuel, son orientation transparaissant malgré lui dans ses « manières de gonzesse ». C'est l'histoire d'une lutte acharnée contre soi, une tentative désespérée pour être différent de ce que l'on est. C'est aussi le récit de l'homophobie ordinaire. Cette homophobie qui ne se pense pas violente (je ne parle pas des « deux garçons » qui le frappent), mais qui blesse énormément : les remarques, les insultes, les injonctions à la virilité de la part des autres enfants et des adultes aussi, y compris de ceux qui sont censés protéger. Si la posture d'Édouard peut par moment paraître victimaire et son attitude incompréhensible, un simple voyage dans notre propre adolescence et un rappel de la sensibilité de cet âge suffisent à éclairer le comportement du jeune homme.


L'auteur est réellement touchant dans sa description de ses parents. Si on sent une certaine colère, ou à tout le moins une grande déception, c'est contrebalancé par un amour certain. Il n'accable pas ses parents. Il regrette qu'ils ne l'aient pas mieux protégé, mais relève aussi leurs qualités.
J'ai été particulièrement émue par la scène de la fugue et les quelques mots du père qui vient lui dire (enfin ?) qu'il l'aime. Ce père auquel Édouard ne veut pas ressembler, qu'il veut défier, mais qu'il veut aussi satisfaire (en devenant « un dur »). Ce qui me touche dans cette scène n'est pas cette douceur inattendue d'un père qui est en grande partie responsable de la haine de soi et de l'absence d'estime de son fils, mais le fait qu'elle soit racontée. Édouard n'a aucune obligation de nous en parler. Il a tout à fait le droit de détester son père et d'en dépeindre un portrait atroce. Pourtant, il nous livre cet homme dans toute sa complexité, dans ses contradictions.


Et on touche à ce qu'il y a de plus réussi dans ce livre, de mieux retranscrit : cette ambivalence qui subsiste quant aux enfances difficiles. Entre un malheur quasi permanent et quelques petites joies, joies qui signifient beaucoup, sinon elles seraient oubliées. Cette scène, avec quelques autres, change aussi la lecture que j'ai eue du livre. Il ne s'agit pas pour Édouard de régler ses comptes avec sa famille ou de les accabler. Il s'agit en réalité de régler ses comptes avec lui-même, de dépasser ce jeune garçon blessé pour se construire pleinement. C'est en fait la traduction d'un passage à l'âge adulte, détaché finalement des rancœurs de l'enfance. Détacher ne veut pas dire oublier ou pardonner, seulement dépasser.


La description de la vie d'une famille pauvre dans une France encore rurale est très réussie aussi. Et si on a parfois la sensation d'être revenu au début du XXe siècle, le récit se déroule bien à la fin des années 90, début 2000. Il y a bien sûr un côté misérabiliste dans cette description : ces maisons froides et mal isolées, les fins de mois à manger les poissons du lac du coin, la dureté du travail à l'usine, l'absence de perspectives pour les jeunes du village, la défiance envers le corps médical (qui traduit souvent plus la peur de la maladie qu'un quelconque courage viril). Pourtant, une visite dans n'importe quel village de France vous permettra de rencontrer ces familles qui vivent de peu, à part peut-être de leur fierté de se « démerder ».


Édouard est très juste encore dans la description du besoin qu'a l'être humain de mettre quelqu'un en dessous de lui : l'homosexuel en dessous du rustre, les « cassos » en dessous des travailleurs. Ce mécanisme qui permet de jouer sur les peurs de chacun et qui ouvre la voie à la démagogie, au diviser pour mieux régner.


Là où j'ai plus de mal à suivre l'auteur, c'est dans son assimilation entre milieu ouvrier pauvre à l'homophobie et au discours viriliste. Il s'agit à mon sens d'une erreur. Si les garçons de sa classe de lycée sont plus « raffinés », cela ne tient pas tant à leur milieu social qu'à leur sensibilisation à l'art. Le virilisme et l'homophobie trouvent (malheureusement) très bien leur place dans les classes sociales plus élevées. Tout comme la tolérance n'a pas déserté la classe ouvrière.
Je trouve ce raccourci, basé sur son expérience, un peu gênant, même s'il est facile d'en comprendre l'origine.


En tout cas, indirectement ce livre est une excellente critique du discours viriliste et de ses conséquences en matière d'homophobie et de misogynie. Les injonctions à « être un dur », impossible à atteindre pour Eddy, qui poussent en réalité à la violence et la justifie contre celui qu'on définit comme plus faible. Les référents féminins qui sont systématiquement assimilés à la faiblesse et à la honte. Ce qui construit le sexisme ordinaire et ouvre la voie aux violences contre les femmes.


Enfin, je reste très déstabilisé par les scènes de sexe entre le jeune Eddy et ses copains. La mécanique du groupe y est très bien retranscrite, tout comme les sentiments contradictoires du personnage entre excitation/plaisir et honte. Pourtant, et c'est là qu'on me perd, pas un mot sur le très jeune âge des protagonistes. Le récit est parfois un peu confus sur la chronologie, mais à ce moment-là, le protagoniste a autour de 13 ans. Est-ce une manière de nous dire que dans son milieu, une expérience sexuelle à 12-13 ans est normale ?


Au final, En Finir avec Eddy Bellegueule est un roman à la fois déroutant et touchant. Sur l'écriture, ça se lit bien. C'est plutôt fluide même si la chronologie est parfois (volontairement ?) Un peu confuse. Malgré la dureté de l'histoire, le livre n'est pas vulgaire ni voyeur. Enfin, il ne faut pas oublier qu'il s'agit d'un roman de vie et non d'une analyse sociologique, même si la sociologie n'est jamais très loin. Un récit qu'on lit sans se prendre la tête, mais qui ouvre à beaucoup de réflexions.

Felin-Sceptique
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le 22 nov. 2018

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Felin-Sceptique

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