Engeland
7.9
Engeland

livre de Pierre Cendors (2010)

L'absence au monde comme clé de la construction d'une oeuvre.

Biographie d’artiste, extraits du catalogue d’exposition, rétrospective des œuvres de la photographe Fausta Kinsel, roman poétique avec une intrigue fascinante, «Engeland», paru en 2010 aux éditions Finitude, semble se situer en un territoire énigmatique, en lisière du fantastique, et l’on ressort de cette lecture comme d’une séance d’hypnose, sans se souvenir de tout mais fasciné.


Séparée d’avec son ami d’enfance Houdini, qui vit reclus dans une pièce depuis l’accident brutal dans un chantier de Berlin qui l’a privé de l’usage de ses jambes, et qui n’a plus avec Fausta qu’un contact épistolaire, la photographe Fausta Kinsel (1898 – 1996) parcourra le sombre vingtième siècle, habitée par l’ombre de son ami et par une solitude essentielle à son œuvre.


Quelques années après la disparition d’Houdini, Fausta, dans le milieu artistique berlinois des années 1930, est ramenée sur les traces de celui-ci en découvrant son portrait, signé d’un certain Engel. Elle recherche l’identité de ce mystérieux peintre, toujours dans l’ombre de cette âme sœur disparue.


«Plus tard, critiques et biographes expliqueront cette distance un peu solitaire qui, selon eux, annonce un artiste en devenir. L’amitié d’Houdini en serait l’origine. Pas un jour ne se passe sans que l’un ne se dédouble en pensée dans l’autre. La réalité brutale de l’accident n’y change rien. La correspondance qu’ils échangent l’affirme d’une manière surprenante : si tout désormais sépare Fausta d’Houdini, rien ne peut les désunir. Cette absence qui les éloigne d’autrui les rend âprement présents l’un à l’autre.
Bâillonnez le visible et l’invisible se met à crier à pleine voix. Cet hiver-là, au milieu d’une leçon, Fausta éprouve la violence d’un appel.»


Témoin des sombres palpitations de l’Histoire, tandis qu’en Allemagne «une grande partie de l’industrie se reconvertit dans l’armement», Fausta K. ne fait que côtoyer ces événements, et avance, solitaire, sur le chemin de sa quête intérieure, vers un vide désencombré de l’artifice au cœur de l’univers, pour dévoiler dans son œuvre ce qui ne se voit pas.


«… lorsque dans l’œil du photographe le visible ne montre que lui-même, on assiste à une sorte de déréalisation du réel ; regardez les couvertures des magazines, les images d’actualité, toutes ces photos sans issues… La réalité n’est pas le visible qu’on enregistre à l’aide d’une technique, avec cette efficacité vide, cette vitesse privée de vision, que l’on voit aujourd’hui sur les écrans.
Le réel, commentait-elle ailleurs, c’est la sensation vaste du fleuve, l’exultation calme qui s’empare de vous quand, en marchant longtemps dans le vent, une sorte de lumineux anonymat descend sur vos pas.»


Dans les ombres discrètes de Prague et d’un écrivain aux initiales similaires, F.K., ce superbe roman, avec lequel «Archives du vent» (éditions Le Tripode, septembre 2015) entrera en résonance très particulière, est habité de secrètes correspondances, comme cette coïncidence entre la disparition d’Engel et celle du magicien Harry Houdini, et des thèmes qui traversent l’œuvre de Pierre Cendors, du double et de la gémellité, du silence et du détachement de la réalité visible essentiels à la création artistique, thème central de «L’invisible dehors».


«Le chasseur des steppes et le photographe nomade parcourent un territoire identique. Ils savent que tout chemin entrave la vraie progression, que la pensée d’un but à atteindre abolit la vision. Il n’y a ni chemin, ni but ni pensées. Rien.
Mes photographies sont des raccourcis vers ce rien.»


Retrouvez cette note de lecture, et toutes celles de Charybde 2 et 7 sur leur blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/08/04/note-de-lecture-engeland-pierre-cendors/

MarianneL
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le 6 août 2015

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MarianneL

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