De Bernard Le Bovier (ou Le Bouyer) de Fontenelle, on retient souvent deux choses : qu'il était le neveu de Corneille, et qu'il est mort presque centenaire en 1757. On en fait aussi le type même de l'académicien : il est nommé membre de l'Académie française en 1691, il est secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences de 1699 à 1737, et il fut également membre de l'Académie des inscriptions. Partisan des Modernes dans la querelle qui les opposa aux Anciens, ce bel esprit libertin préfigura les Lumières sur bien des points.

En témoigne l'étonnant petit ouvrage qui va nous intéresser aujourd'hui, un de ses plus fameux sans doute, et celui dont on dit qu'il a lancé sa carrière, après de cinglants échecs aux théâtre, les Entretiens sur la pluralité des mondes. On en a fait le premier exemple moderne d'ouvrage de vulgarisation scientifique (c'est à peu près tout ce que j'ai retenu d'une formation consacrée à ce thème, d'ailleurs ; faut croire que j'étais vraiment pas doué pour ça...), et c'est bien ce pourquoi Fontenelle se montrera le plus doué. En effet, il n'a rien d'un grand scientifique, très profond ; c'est un dilettante avant tout, mais aussi un remarquable pédagogue, et un esprit vif, qui sait partager ses connaissances, sur le mode du badinage.

Et c'est bien ce qu'il fait dans les Entretiens sur la pluralité des mondes, qui se veulent un ouvrage de « philosophie », mais plus précisément de physique, et plus précisément encore d'astronomie. Seulement Fontenelle a une manière bien à lui de nous entretenir des astres. Ce court essai de 1686 se lit en effet comme un roman, dans lequel Fontenelle fait à un ami, Monsieur L... (pour « lecteur » ?), le compte rendu de son séjour chez Madame la Marquise de G... Le récit est découpé en six soirées, au cours desquelles Fontenelle apprit les étoiles à madame, entre deux épisodes galants. C'est en fait ainsi que le « philosophe » lui fait sa cour, et la leçon d'astronomie est tout autant leçon de séduction... Aussi le lecteur est-il distrait en même temps qu'il est instruit. Tel est du moins le vœu de Fontenelle. Contre Les Femmes savantes raillées par Molière, il s'agit bien ici d'instruire utilement une dame du beau monde maintenue dans l'ignorance par sa condition, et le lecteur par la même occasion, sur le mode du badinage. Ce qui n'exclut pas pour autant, c'est du moins ce que l'auteur semble croire, la profondeur de certaines pensées... et on avouera que l'ouvrage, l'air de rien, se montre finalement très subversif, s'inscrivant en plein dans la fameuse Crise de la conscience européenne, si bien décortiquée par Paul Hazard, et qui allait directement déboucher sur les Lumières, et à terme sur la Révolution...

Il s'agit tout d'abord pour Fontenelle de défendre le système de Copernic contre ceux de Ptolémée et de Tycho Brahe. Tel est le programme du premier soir : « Que la Terre est une planète qui tourne sur elle-même, et autour du Soleil. » Jusqu'ici, rien de très original (pour nous, du moins !)... et rien, sans doute, qui ne justifie la présence de cet ouvrage sur mon blog interlope, curiosité mise à part. Plus loin, on verra que Fontenelle étend ce système, en expliquant « Que les étoiles fixes sont autant de Soleils, dont chacun éclaire un monde », ce qui vient considérablement élargir les perspectives, et plonge la marquise dans un vertige bien compréhensible (p. 102) :

« Mais, reprit-elle, voilà l'univers si grand que je m'y perds, je ne sais plus où je suis, je ne suis plus rien. Quoi, tout sera divisé en tourbillons [NdNébal : le terme est emprunté à Descartes] jetés confusément les uns parmi les autres ? Chaque étoile sera le centre d'un tourbillon, peut-être aussi grand que celui où nous sommes ? Tout cet espace immense qui comprend notre Soleil et nos planètes, ne sera qu'une petite parcelle de l'univers ? Autant d'espaces pareils que d'étoiles fixes ? Cela me confond, me trouble, m'épouvante. »

Mais Fontenelle y jette un regard bien différent :

« Et moi, répondis-je, cela me met à mon aise. Quand le ciel n'était que cette voûte bleue, où les étoiles étaient clouées, l'univers me paraissait petit et étroit, je m'y sentais comme oppressé ; présentement qu'on a donné infiniment plus d'étendue et de profondeur à cette voûte en la partageant en mille et mille tourbillons, il me semble que je respire avec plus de liberté, et que je suis dans un plus grand air, et assurément l'univers a une tout autre magnificence. La nature n'a rien épargné en le produisant, elle a fait une profusion de richesses tout à fait digne d'elle. Rien n'est si beau à se représenter que ce nombre prodigieux de tourbillons, dont le milieu est occupé par un Soleil qui fait tourner des planètes autour de lui. »

Je n'ai pas choisi ce passage au hasard. J'avoue qu'il me parle énormément, et me paraît une très bonne description de l'ambiguïté des sentiments que j'éprouve moi-même à la contemplation des étoiles... ou à la lecture d'un bon roman de science-fiction, maniant avec brio le « sense of wonder ».

Mais justement : de manière assez indirecte, nous allons rejoindre la science-fiction. Ou plus exactement, la spéculation scientifique, puisque c'est elle qui occupe la majeure partie de l'essai de Fontenelle. On a vu que la Terre était loin de constituer le centre de l'univers chez lui, ce qui était déjà passablement blasphématoire. Mais l'homme non plus ne constitue pas le centre de l'univers : Fontenelle ne se contente pas d'établir la pluralité des mondes ; il entend démontrer que, si cela n'est en rien certain (cela, il l'admet volontiers), il est néanmoins probable, et même à ses yeux hautement probable (car la nature ne saurait agir en vain) que ces mondes, et même tous ces mondes, soient habités ; et habités par des êtres sans doute différents de l'homme, puisque ne pouvant être de la postérité d'Adam (Fontenelle évacue cela rapidement dès la préface, et n'y revient plus : il s'en moque...). On voit ici toute la portée subversive de l'ouvrage...

D'où le programme des autres soirées. Second soir : « Que la Lune est une Terre habitée. » (Comme Saint-Denis l'est par rapport à Paris...) Troisième soir : « Particularités du monde de la Lune. Que les autres planètes sont habitées aussi. » Quatrième soir : « Particularités des mondes de Vénus, de Mercure, de Mars, de Jupiter et de Saturne. » (Ce sont les seules planètes que l'on connaissait alors, Neptune, Uranus et Pluton – zob, faut plus dire Pluton ! – ne seront découvertes que plus tard.) Le sixième soir, enfin, est un peu fourre-tout : « Nouvelles pensées qui confirment celles des entretiens précédents. Dernières découvertes qui ont été faites dans le ciel. » (Fontenelle y parle notamment des comètes.)

Avouons-le, c'est de temps à autre assez franchement délirant, quand bien même Fontenelle s'arme de précautions pour éviter de verser dans les chimères... Mais, tout aussi régulièrement, c'est assez visionnaire. Cela suffit en tout cas à justifier la présence de Fontenelle dans la fameuse Encyclopédie de l'Utopie, des Voyages Extraordinaires et de la Science-Fiction de Pierre Versins (qui retient notamment le passage sur le possible habitat « souterrain » des Sélénites).

Voilà donc un petit ouvrage curieux, important à sa manière un peu farfelue. Je n'irai pas, de même que le préfacier François Bott, jusqu'à en faire un « de ces courts essais à la manière française, qui sont des petits chefs-d'œuvre » (p. 9 ; et de citer le Discours de la servitude volontaire de La Boétie et le Discours de la méthode de Descartes !). Ce fut néanmoins une lecture intéressante et instructive, qui en dit long sur les mœurs d'une époque, et sur la « crise de la conscience européenne ».
Nébal
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le 17 oct. 2010

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