Je me rappelle avoir eu une discussion très intéressante à propos de ce livre avec ma tante qui me dit : "Balzac c'est du cinéma".Et en effet, cette phrase qui ne paye pas de mine révèle toute l'écriture de l'auteur dans sa qualité première : l'on voit ce qu'il écrit. Eugénie Grandet est un chef-d'oeuvre de la littérature française et nous rend, à sa lecture, d'autant plus fier d'appartenir à ce qui fut une Grande Nation, Mère des Arts et des Armes, la France. Honoré de Balzac cultive le style français de qualité. Il nous conte, dans un sombre bourg de Saumur, l'histoire de la Famille Grandet dont le père est atteint d'une avarice quasi maladive, et qui au gré des opportunismes et des spéculations, devint d'un modeste tonnelier à un richissime propriétaire foncier. Balzac nous raconte ses rapports avec sa femme soumise, sa fille naïve et ingénue Eugénie et sa fidèle servante Nanon. Autour de cette famille gravitent des rapaces avides de la fortune du vieux pingre, les Cruchot, la famille du Notaire, et les De Grassins, la famille du Banquier, qui cherchent à marier leur fils à la jeune fille dont la dot les fait saliver. Un jour, le cousin d'Eugénie, Charles, transite de Paris à la Province sous ordre de son père pendant que celui-ci se suicide car ruiné. Commencent alors un jeu de séduction entre les deux cousins (c'est très fréquent à l'époque) et un calcul froid et immoral du vieux tonnelier, incapable d'empathie et ayant comme seul et unique moteur l'argent.


Honoré de Balzac a une écriture ontologiquement juridique. Tout passe à travers le droit civil napoléonien et surtout permet de faire transparaître ce rapport très étrange des catholiques à l'argent. Ces derniers ne doivent jamais montrer de manière ostentatoire leur fortune, et dissimulent, tout en la faisant fructifier, leurs deniers. Cette petite province post-révolution française fait émerger des anciens bourgeois qui ont racheté les biens de l'Eglise, qui feignent par opportunisme tous les attachements possibles et imaginables, et n'ont qu'un seul et unique Dieu : le profit. Face aux douleurs de la vie et du deuil, Grandet n'aura que des mots durs, intransigeants et emplis d'amoralité : Ne nous nourrissons-nous pas de morts ? A quoi servent les successions ?
ce garçon n'est bon à rien, il s'occupe plus des morts que de l'argent
. Honoré de Balzac semble dénoncer ces hommes, qui tantôt robespierristes, tantôt bonapartistes, tantôt monarchistes, ont abandonné toutes leurs valeurs morales et civilisationnelles, dans une forme de décadence (ce ne serait donc pas nouveau?) d'une société pleine de vices. Le roman nous montre également la condition des femmes qui vivent certes paisiblement chez elle, mais qui sont soumises par les mœurs à la mentalité des religieux tout aussi avares que les autres (l'Abbé Cruchot), au père qui gère le mariage ou peut les enfermer à leur majorité et finalement à la logique implacable de leur condition de "pont et planche", fournisseuse de dot et d'héritage. Les femmes, comme Eugénie et sa mère, sont maintenues dans une inculture et dans un manque d'éducation, ce qui fait d'elles des proies potentielles pour les infâmes vautours qui attendent de se repaître de leurs douleurs. Point de sexe, d'amour et d'honnêteté : juste le profit et un rapport maladif à l'argent. Même Charles, ce jeune enfant naïf et mignon, se transformera en un être cupide et crasse, corrompu par les nouvelles pratiques d'esclavage réinstaurées par Napoléon. La civilisation catholique masque sur les corps et dans les maisons les traces de richesse, mais permet d'instaurer un système pur d'horreur économique, d'autant plus quand le protestantisme commence déjà à influencer les mœurs françaises au lendemain de la Révolution Française. A la fin, ce qui reste des ingénus, c'est d'être des victimes, incessamment utilisés juridiquement et vénalement.


Le style d'Honoré de Balzac est évidemment l'un des meilleurs qu'ait connu la littérature française. Il est évidemment compréhensible que certains reprochent au livre d'être long ou un peu lent. Cependant, reprocher à un grand livre français d'être un peu longuet revient à reprocher à la pluie de mouiller ou au soleil de briller : c'est une des caractéristiques de l'école classique et réaliste de la littérature. Dans la lecture aisée et concentrée, ces descriptions se lisent de manière beaucoup plus fluides que celles de Flaubert et l'auteur semble s'adresser directement à nous. Les scènes de la narration se déroulent devant nos yeux dans une crudité et un réalisme presque burlesque comme au cinéma. Ce réalisme nous étreint d'un malaise, à la vue de la vie ruinée et gâchée d'Eugénie Grandet. Balzac a également la science du caractère et de la description humaine, et c'est tellement évident que cela en devient banal de le dire. C'est donc un réel plaisir de pouvoir lire un tel chef-d'oeuvre, quand au fond, il n'en existe plus beaucoup à notre époque, sans doute à cause de cette logique d'avarice que nous décrit si bien Balzac. L'auteur est également le Roi de piques et des moqueries subtiles, qui ne sont pas lourdes et bienvenues comme aujourd'hui. Cette virtuosité stylistique me donne incroyablement envie de lire d'autres romans balzaciens, afin de me plonger dans les affres d'une époque qui est réputée à tort comme une époque de grande civilisation et de grande beauté, alors qu'elle n'est que celle de la victoire de l'argent sur toutes les valeurs.

PaulStaes
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le 28 janv. 2018

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Paul Staes

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