Je ne dirai pas ici ce qui a poussé un lecteur comme moi, élevé laïquement, non pratiquant et même pas baptisé, à fréquenter les saintes Écritures : j’en suis incapable, sauf à mettre cela sur le compte d’une forme de curiosité. J’ai passé l’âge de me faire tatouer une croix sous la plante des pieds pour que chacun de mes pas soit un sacrilège, je n’ai pas encore atteint celui où viennent généralement les envies de retraite dans une chartreuse. (Je ne confonds pas non plus spiritualité et religion.)
S’il y a bien une chose que je hais dans notre époque (1), c’est l’injonction permanente de l’évaluation. Le fait de noter une œuvre littéraire est déjà discutable ; cela devient saugrenu lorsqu’il s’agit d’un évangile. Quant à faire d’un texte biblique une critique classique qui la mettrait sur le même plan qu’un « Que sais-je ? » sur l’apiculture, que le dernier Goncourt ou même que la Tentation de saint Antoine de Flaubert, cela prendrait une tournure ridicule. Quelle montagne bâtirait-on en empilant tous les volumes de critique biblique publiés depuis l’origine ?
Qu’on prenne donc ce qui suit comme quelques remarques désordonnées.


Comme figure littéraire, le Jésus de Matthieu est très réussi. Ni simple illuminé qui se plaît à recevoir des coups dès que l’occasion se présente (« Eh bien moi, je vous dis : / Ne résiste pas au mal », 5,39), ni histrion fanatique (« Croyez-vous que je sois venu apporter la paix en ce monde ? Non. Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le poignard », 10,34), encore moins l’hurluberlu dépassé qu’on s’imaginerait si l’on prenait la Vie de Brian au premier degré… mais un peu de tout cela ? Quoi qu’il en soit, voilà un fantastique personnage de récit.
Lire en entier une histoire dont on connaît des bribes par la force des choses permet de rendre justice à sa richesse. Un exemple : ce cri de la neuvième heure poussé par Jésus : « Éli, Éli, lema sabachtani. Ce qui veut dire : “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?” » (27,46) devient autre chose qu’une vague formule de déploration, dès lors qu’il intervient à la fin d’un récit dont le héros n’a cessé de se proclamer fils de Dieu : il faut imaginer Jésus désemparé. Il faut aussi relever que cette formule fournit l’occasion d’un jeu de mots.
(Du reste, j’ignorais que certaines expressions venaient de la Bible : « Remettez son dû à César » (22,21) ou s’y trouvaient : « Qui n’est pas avec moi est contre moi » (12,30).)
J’ai choisi de lire la Bible dans la « nouvelle traduction », publiée par Bayard au début des années 2000 et qu’on retrouve partiellement en « Folio ». Chaque livre y est traduit par un écrivain et annoté par un spécialiste de la Bible – en l’occurrence respectivement Marie-Andrée Lamontagne et André Myre pour l’Évangile de Matthieu, intitulé ici « Selon Matthieu ».
D’une part, cela lui donne une tenue littéraire : par exemple, j’aime bien la brutalité de 14,10 (« Au fond d’une cellule, la tête de Jean tomba ») ou le rythme d’une phrase comme : « Vous êtes comme des brebis que j’envoie au milieu des loups. / Soyez donc aussi avisés que le serpent. / Aussi candides que la colombe » (10,16), dont le style me semble plus parlant que son équivalent dans la Traduction Œcuménique de la Bible. D’autre part, j’ai trouvé intéressants les partis-pris de vocabulaire consistant à redonner leur sens premier aux termes grecs traditionnels – « Souffle » pour esprit, « Rival » pour Diable, « Assemblée » pour Église, etc.
Pour finir, il faut reconnaître que Matthieu – c’est-à-dire celui qu’on appelle de ce nom – construit admirablement son récit : un début un peu ennuyeux, perclus de considérations morales assez répétitives mais heureusement relevées de quelques péripéties dramatiques (la mort de Jean le baptiste) ou fantastiques (les miracles, traduits ici par « actions d’éclat »), et petit à petit une montée en puissance entremêlant des thèmes remarquablement forts (mort, trahison, solitude, etc.), jusqu’au point d’orgue de 27,50.
Je comprends qu’un tel récit ait rencontré un certain succès.


(1) Qu’on se rassure, il y a d’autres choses qui me la font aimer.

Alcofribas
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le 5 mars 2019

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Alcofribas

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