Je suis encore bien jeune, et pourtant, à mesure que la date que m’indique mon ordinateur s’éloigne de celle inscrite sur ma carte d’identité, je ressens comme une disproportion entre le temps d’avant, et celui de maintenant. La durée de mes jours est relative. La lune assaille vite le soleil quand la journée s’est écoulée à l’étude ; le soleil languit longtemps là-haut quand l’angoisse m’empêche de m’entendre respirer et que je n’espère plus que dormir pour guérir. Plus que les cases quotidiennes sur le calendrier, ce sont les chiffres des années qui ont perdu la netteté de leurs contours. Un an, c’était l’éternité pour moi ! Désormais, c’est le seuil d’incertitude que je m’accorde quand on me demande d’indiquer mon âge. Comme tout le monde, le temps est ce que je consume pour exister. Je le sens auprès de moi, mais ne parviens pas à le saisir pour de bon.
C’est bien audacieux de ma part de prétendre étudier l’Histoire, l’écriture du passé, quand je ne sais vivre autrement que dans un perpétuel présent que je ne comprends même pas.


Et pourtant, oui ! Que serait-ce qui permettrait à l’histoire de se dire "science" depuis plus d’un siècle et demi sinon la maîtrise du temps ? Un temps qui bouge, qui se déforme certes, mais un temps à façonner. Les sources, aliment premier de l’historiographie, prises une à une, ne livrent que des témoignages ponctuels d’un individu défini dans un contexte précis. Le savoir qu’elles peuvent aujourd’hui nous livrer ne prend son relief que par la mise en confrontation de sources variées, soit de témoignages divers d’une civilisation en mouvement. L’historien a précisément pour tâche de définir la nature de ce mouvement dans le long terme, et pour cela, son outil est la "périodisation".


Dans son bref essai Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?, le médiéviste de renom Jacques Le Goff se questionne sur la pertinence des périodisations de l’histoire auxquelles l’historiographie se tient aujourd'hui – surtout par commodité –, et du principe même de périodisation. Sa réflexion se penche avant tout sur le cas de la prétendue borne détachant un Moyen-Âge obscur d’une Re-naissance éclatante, placée à l’année 1492, symbole de la rencontre entre l’Ancien et le Nouveau Monde. La question posée dès le titre de l’œuvre est certes aguicheuse, mais Le Goff y répond par une argumentation claire et solide.


La réhabilitation du Moyen Âge occidental, rendue effective dans les études universitaires grâce à l’École des Annales et ses héritiers (auxquels appartient Le Goff), n’est de loin pas opérée dans l’imaginaire collectif. Cette longue période n’apparaît encore généralement que bien noire, temps de bûchers, de sorcières, de superstitions, et de guerres interminables… Je suis conscient d’ici prêcher des convertis, qui connaissent les lumières de cette période et le caractère regrettable de bien des idées trop largement diffusées, qui mériteraient d’être sans cesse rediscutées avec ceux qui les partagent.
Cette vision de la période, allant grosso modo du Ve au XVe siècle, comme d’un «âge sombre» n’est pas le simple symptôme d’une recherche de confort intellectuel qui érigerait ce passé en repoussoir. Le Goff montre bien l’origine érudite de ce mythe, qui avait déjà pris ses racines dans la poésie de Pétrarque au XVe siècle, mais qui surtout a trouvé sa vaste diffusion au XIXe siècle, en particulier dans les cours au Collège de France de Michelet. Ce grand romantique, bien qu’il ait été l’un des premiers à s’intéresser aux sources en tant que tel, n’avait que considéré ces dernières comme un tremplin pour l’imagination. Son Histoire de France se mêlait à sa vie privée et à ses réflexions particulières ; sa vision du Moyen Âge faisait écho au malaise qu’il éprouvait face à son temps, à sa dépression qu’il cherchait à évacuer dans la quête d’un ailleurs temporel.
L’idée a depuis eu bien des retentissements, et féconde encore de nos jours un certain nombre d’ouvrages. Son effet est profond, puisqu'il a dessiné des cadres qui nous semblent aujourd'hui "naturels" quand il s’agit de considérer les siècles passés. Le Goff établit un état des lieux de la question lumineux, explorant les thèses de divers ouvrages portant sur la césure que constituerait la Renaissance. Il remet ensuite aisément en cause ces conceptions, tout en relativisant avec justesse ses propres positions.


Bien loin de cet essai l’idée de « faire table rase » de toute tentative de description rationnelle du temps dans son évolution – sur quoi pourrait se reposer l’historien, sinon ? Pour Le Goff, il s’agit surtout de se questionner sans cesse sur le bien-fondé des bornes que l’on se donne dans nos réflexions face au temps passé.
Dans le cas de la transition du Moyen Âge vers la Renaissance, à l’épreuve, ce sont des marqueurs de continuité bien plus que des éléments de rupture qui apparaissent. De fait, les données vraies pour la longue période médiévale restent vraies jusqu'au XVIIIe siècle tardif : la situation économique s’accélère mais ne change pas de modalités ; le régime politique poursuit son évolution pluriséculaire ; les rapports humains bougent, mais restent relativement encadrés ; la technique n’est qu’occasionnellement marquée par de grandes inventions, bien loin de l’ère qu’ouvre la machine à vapeur.
Ainsi, ne faudrait-il pas rendre plus perméables ces frontières cognitives depuis si longtemps construites dans notre appréhension du temps passé, et plaider pour un Long Moyen-Âge, marqué par des périodes d’accélérations successives, vives mais pas suffisamment profondes pour remodeler le visage de la période, les renaissances (avec un petit "r" cette fois) ?


L’exposé de Jacques le Goff n’est pas révolutionnaire. Les médiévistes d'aujourd'hui soutiennent en grande partie cette thèse d’une évolution de la civilisation chrétienne occidentale sur le long terme. Cet essai a avant tout le mérite de rendre limpide un débat conceptuel et complexe.
L’expression du médiéviste est incisive, et découpe précisément une matière dont la densité aurait rebuté plus d’un curieux. Aussi ce livre ne demande-t-il pas une grande érudition préalable à son lecteur : au contraire, il est particulièrement destiné à ceux qui font leurs premiers pas dans le vaste univers de l’historiographie, chez qui il saura soulever des questionnements essentiels sur la notion même d’Histoire, trop souvent négligés par la majorité.


Mes excuses aux lecteurs de l'ancienne version de cette critique, dont j'ai par erreur effacé tous les avis et remarques au moment de l'édition.

Verv20
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le 6 juin 2018

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