Fictions
7.9
Fictions

livre de Jorge Luis Borges (1944)

Dans un volume étriqué, compartimenté en sections resserrées, Borges gratte le papier ; il tente de repousser les limites physiques que son carnet lui proposait, mais rien n’y fait. À l’édition il préfèrera cacher son échec sous le nom d’un péché moral – une prétendue paresse, à laquelle il attribue sa volonté d’écrire des résumés de livres imaginaires, plutôt que de composer de longue haleine ces ouvrages, dont il admettrait alors plus ouvertement le caractère fictif.
En fait, plutôt que d’avoir manifesté une faiblesse, je crois que Borges s’est buté à une pénurie d’encre et de papier. Pour cacher sa soumission aux contingences matérielles, il a érigé en maxime l’observation qu’au-delà de quelques pages, la plume n’écrit plus : elle s’émousse, se vide… Et puis, Borges a beau tâcher d’encore ajouter entrer ses lignes d’autres lignes – celles-là, métaphoriques, puisqu’elles renvoient à des auteurs qui garnissent des étagères de bibliothèques à l’existence fictive – le papier qu’il gratte dans cette opération s’abîme, se déchire, et projette dans l’air une poussière, ou plutôt une fumée de papier aigri.
Les narines du lecteur imprudent en sont vite agacées. Gare au délire, chez celui qui cherche à saisir les arcanes régissant depuis l’imaginaire assoiffant du vieux Jorge la structure de fond des Fictions.


On nage dans les eaux troubles d’un genre qui n’existe pas ailleurs, une hypothétique « philosophie-fiction », dont la finalité de l’étude, fil conducteur que l’on devine à peine courir entre le Jardin aux sentiers qui bifurquent et Artifices, serait la description, par approches hasardeuses, des facultés créatrices de l’esprit. Ces dernières s’égarent dans les doubles hypothétiques, les reflets induits dans des jeux de miroirs, le rebouclement sans limite de la statistique ou de la métaphysique, ou encore le profond mystère qu’un temps fini laisse toujours planer comme une ombre pour ceux qui se lancent dans la lecture d’un savoir infini.
C’est la notion-même de fiction qui projette cette série infinie de mises en abyme, dans l’un de ses sens étymologiques (du verbe latin fingo : façonner, élaborer). L’esprit ‘fictionne’ un récit, et Borges met en scène cet esprit au travail dans le cadre d’un récit lui aussi fictionnel.
Sommet d’intrication, le protagoniste lui-même peut avoir conscience du cadre fictif dans lequel il déploie sa propre imagination : dans les Ruines circulaires, le mage rêveur trouble dans un incendie apocalyptique les frontières de son monde quand il s'aperçoit, à travers lui-même, de sa nature spectrale ; on sent dans le même mouvement confus Borges frémir de son sort, alors qu’il couche les mots de la nouvelle dans son cahier.
La célèbre structure en hexagones arrangés autour de puits sans fonds, schématisée dans la Bibliothèque de Babel, est certainement la plus frappante des images proposées par Borges. En vérité, elle se répète partout dans le recueil, sous couvert de parler d’un autre livre (l’Approche d’Almotasim), d’exposer une autre forme de pensée (Tlön, Uqbar, Orbis Tertius), d’explorer les autres possibles (le Jardin aux sentiers qui bifurquent), de raconter les exploits d’un autre héros (la Fin). Au point où l’auteur finit par déclarer (la Bibliothèque de Babel) que « parler, c’est tomber dans la tautologie ».
Nous sommes aspirés dans un maëlstrom de mots. Borges s’efface derrière la fumée que projette son cahier poussiéreux et ardent.


On pourrait parler d’un exercice de style de long cours. Le vigoureux argentin tâche de reproduire un condensé du « style » de la philosophie et de la théologie que l’on pouvait lire en Europe de 1850 à 1950, celui d’une raison qui épuise ses méthodes et se mord la queue dans des artifices langagiers. Une forme de ratiocination (dessèchement de la pensée) : l’intellect vampirise ses propres ressources, et de son procédé alchimique résulte une œuvre-homonculus.
La qualité des Fictions pourrait également se saisir dans la compétence de mythographe de Borges (j’aurais bien pu le traiter de menteur, mais ce n’est pas de mythomanie dont je souhaite parler). Ses fictions resserrées, Borges les promulgue au rang de textes sacrés qu’on ne cesse de ressasser sans jamais s’en satisfaire, au même titre qu’un très littéral Ancien Testament, ou que l’hermétique poème scaldique de la Völuspa.


J’ai expérimenté au cours de ma relecture des Fictions une grande variété d’états intérieurs. La redécouverte des textes fait l’effet de dépouiller des souvenirs anciens de leur couche d’oxyde, et d’en révéler le caractère absolument obtus. Les nouvelles de Borges persistent hermétiques : il faut en soulever chaque mot, recomposer le sens des paragraphes, lier sans grande conviction des éléments épars…
Plusieurs fois j’ai brusquement été jeté dans un sommeil étrange, peuplé des mots que mon esprit assommé continuait de formuler sans le support du texte, si naïf qu’il croyait pouvoir achever par ses propres moyens des phrases cabalistiques, et d’en produire le sens. Dans la phase paradoxale du rêve, les volutes obscures émanant du livre prennent une senteur plaisante, et convoquent l’harmonie.
Mais comme sous l’influence d’un psychotrope léger, les réveils déchirent, baignés d’une sueur froide. On venait de me refuser l’accès aux étagères poussiéreuses d’une bibliothèque, et j’avais dû me résigner à redescendre au niveau de la salle de lecture, où des silhouettes chenues se penchaient sur des ouvrages sans fin, reproduisaient et étuvaient un savoir stérile. Leur fréquentation m’avait saisi le cœur et renvoyé à une peur paranoïaque.


De la manière la plus étrange qui soit, mon trip, annihilation des sens, m’avait expédié dans un environnement aux contours confus, et pourtant construit sur des seuls fragments de raison, si loin d’un délire psychédélique.
Incrédule, plusieurs fois je me suis réveillé avec ce sentiment de complétude, celui d’avoir vécu une révélation – aussitôt troublé par l’oubli. À l’instar du calvaire enduré par l'inamnésique Funes, ma lecture des Fictions a relevé d’une longue insomnie ahurie.


Découvert en n’en effleurant que l’hermétisme en août 2018. Bu jusqu’à l’intoxication en janvier 2022.

Verv20
8
Écrit par

Créée

le 7 janv. 2022

Critique lue 56 fois

3 j'aime

3 commentaires

Verv20

Écrit par

Critique lue 56 fois

3
3

D'autres avis sur Fictions

Fictions
Torpenn
6

Hassidique aphone

"Fictions" se présente à moi avec une réputation impressionnante, mes éclaireurs, personnes avisées, vouent à ce livre un culte sans partage, aussi, c'est avec pas mal de déception que je suis obligé...

le 20 févr. 2011

46 j'aime

59

Fictions
Nushku
9

Critique de Fictions par Nushku

Ces nouvelles font rarement plus d'une dizaine de pages, et pourtant elles sont chacune portées par une idée forte qui réussit l'effet unique que recherchait Poe. Bien sur, impossible d'entièrement...

le 23 nov. 2010

42 j'aime

2

Fictions
sephiroth88
4

Critique de Fictions par sephiroth88

Suis-je passé à côté de quelque chose? C'est l'impression que j'ai à la lecture des critiques quasi unanimes parlant de chef d'oeuvre. Si je devais résumer en un mot l'expérience ressentie à la...

le 24 avr. 2012

20 j'aime

8

Du même critique

Odyssée
Verv20
6

L'Olivier déraciné

Il est si loin de ses parents, le héros aux mille ruses ! Ilion détruite, – puisse son nom périr après elle – il s’en revenait sur la mer infertile ; mais les Immortels peuvent tout, et leur colère à...

le 17 août 2016

11 j'aime

6

Liz et l'Oiseau bleu
Verv20
8

Ton attention me touche

Que pourrait-on imaginer de plus délicat que quelques mots, toujours les mêmes, qui d’un matin à l’autre ont changé de couleur, puisque nos yeux se sont ouverts sur eux ? Pour accompagner la...

le 19 avr. 2019

10 j'aime

Les Mots
Verv20
7

Cet enfant est un salaud

D'un style limpide et foisonnant, de prime abord, Les Mots surprennent. Quelle place pour cette autobiographie des quatre à onze ans du philosophe dans son œuvre ? Ce que l'on connait avant tout de...

le 17 janv. 2018

10 j'aime

9