Dans un volume étriqué, compartimenté en sections resserrées, Borges gratte le papier ; il tente de repousser les limites physiques que son carnet lui proposait, mais rien n’y fait. À l’édition il préfèrera cacher son échec sous le nom d’un péché moral – une prétendue paresse, à laquelle il attribue sa volonté d’écrire des résumés de livres imaginaires, plutôt que de composer de longue haleine ces ouvrages, dont il admettrait alors plus ouvertement le caractère fictif.
En fait, plutôt que d’avoir manifesté une faiblesse, je crois que Borges s’est buté à une pénurie d’encre et de papier. Pour cacher sa soumission aux contingences matérielles, il a érigé en maxime l’observation qu’au-delà de quelques pages, la plume n’écrit plus : elle s’émousse, se vide… Et puis, Borges a beau tâcher d’encore ajouter entrer ses lignes d’autres lignes – celles-là, métaphoriques, puisqu’elles renvoient à des auteurs qui garnissent des étagères de bibliothèques à l’existence fictive – le papier qu’il gratte dans cette opération s’abîme, se déchire, et projette dans l’air une poussière, ou plutôt une fumée de papier aigri.
Les narines du lecteur imprudent en sont vite agacées. Gare au délire, chez celui qui cherche à saisir les arcanes régissant depuis l’imaginaire assoiffant du vieux Jorge la structure de fond des Fictions.
On nage dans les eaux troubles d’un genre qui n’existe pas ailleurs, une hypothétique « philosophie-fiction », dont la finalité de l’étude, fil conducteur que l’on devine à peine courir entre le Jardin aux sentiers qui bifurquent et Artifices, serait la description, par approches hasardeuses, des facultés créatrices de l’esprit. Ces dernières s’égarent dans les doubles hypothétiques, les reflets induits dans des jeux de miroirs, le rebouclement sans limite de la statistique ou de la métaphysique, ou encore le profond mystère qu’un temps fini laisse toujours planer comme une ombre pour ceux qui se lancent dans la lecture d’un savoir infini.
C’est la notion-même de fiction qui projette cette série infinie de mises en abyme, dans l’un de ses sens étymologiques (du verbe latin fingo : façonner, élaborer). L’esprit ‘fictionne’ un récit, et Borges met en scène cet esprit au travail dans le cadre d’un récit lui aussi fictionnel.
Sommet d’intrication, le protagoniste lui-même peut avoir conscience du cadre fictif dans lequel il déploie sa propre imagination : dans les Ruines circulaires, le mage rêveur trouble dans un incendie apocalyptique les frontières de son monde quand il s'aperçoit, à travers lui-même, de sa nature spectrale ; on sent dans le même mouvement confus Borges frémir de son sort, alors qu’il couche les mots de la nouvelle dans son cahier.
La célèbre structure en hexagones arrangés autour de puits sans fonds, schématisée dans la Bibliothèque de Babel, est certainement la plus frappante des images proposées par Borges. En vérité, elle se répète partout dans le recueil, sous couvert de parler d’un autre livre (l’Approche d’Almotasim), d’exposer une autre forme de pensée (Tlön, Uqbar, Orbis Tertius), d’explorer les autres possibles (le Jardin aux sentiers qui bifurquent), de raconter les exploits d’un autre héros (la Fin). Au point où l’auteur finit par déclarer (la Bibliothèque de Babel) que « parler, c’est tomber dans la tautologie ».
Nous sommes aspirés dans un maëlstrom de mots. Borges s’efface derrière la fumée que projette son cahier poussiéreux et ardent.
On pourrait parler d’un exercice de style de long cours. Le vigoureux argentin tâche de reproduire un condensé du « style » de la philosophie et de la théologie que l’on pouvait lire en Europe de 1850 à 1950, celui d’une raison qui épuise ses méthodes et se mord la queue dans des artifices langagiers. Une forme de ratiocination (dessèchement de la pensée) : l’intellect vampirise ses propres ressources, et de son procédé alchimique résulte une œuvre-homonculus.
La qualité des Fictions pourrait également se saisir dans la compétence de mythographe de Borges (j’aurais bien pu le traiter de menteur, mais ce n’est pas de mythomanie dont je souhaite parler). Ses fictions resserrées, Borges les promulgue au rang de textes sacrés qu’on ne cesse de ressasser sans jamais s’en satisfaire, au même titre qu’un très littéral Ancien Testament, ou que l’hermétique poème scaldique de la Völuspa.
J’ai expérimenté au cours de ma relecture des Fictions une grande variété d’états intérieurs. La redécouverte des textes fait l’effet de dépouiller des souvenirs anciens de leur couche d’oxyde, et d’en révéler le caractère absolument obtus. Les nouvelles de Borges persistent hermétiques : il faut en soulever chaque mot, recomposer le sens des paragraphes, lier sans grande conviction des éléments épars…
Plusieurs fois j’ai brusquement été jeté dans un sommeil étrange, peuplé des mots que mon esprit assommé continuait de formuler sans le support du texte, si naïf qu’il croyait pouvoir achever par ses propres moyens des phrases cabalistiques, et d’en produire le sens. Dans la phase paradoxale du rêve, les volutes obscures émanant du livre prennent une senteur plaisante, et convoquent l’harmonie.
Mais comme sous l’influence d’un psychotrope léger, les réveils déchirent, baignés d’une sueur froide. On venait de me refuser l’accès aux étagères poussiéreuses d’une bibliothèque, et j’avais dû me résigner à redescendre au niveau de la salle de lecture, où des silhouettes chenues se penchaient sur des ouvrages sans fin, reproduisaient et étuvaient un savoir stérile. Leur fréquentation m’avait saisi le cœur et renvoyé à une peur paranoïaque.
De la manière la plus étrange qui soit, mon trip, annihilation des sens, m’avait expédié dans un environnement aux contours confus, et pourtant construit sur des seuls fragments de raison, si loin d’un délire psychédélique.
Incrédule, plusieurs fois je me suis réveillé avec ce sentiment de complétude, celui d’avoir vécu une révélation – aussitôt troublé par l’oubli. À l’instar du calvaire enduré par l'inamnésique Funes, ma lecture des Fictions a relevé d’une longue insomnie ahurie.
Découvert en n’en effleurant que l’hermétisme en août 2018. Bu jusqu’à l’intoxication en janvier 2022.