Sur les six romans de Maupassant, on peut sans doute dresser une "trilogie parisienne", en miroir à une trilogie campagnarde, qui se composerait de Bel-Ami, de Fort comme la Mort et enfin de Notre Cœur. Tous prennent place dans le même cadre de la haute société parisienne ; s'attachant à un personnage masculin et ses relations avec les femmes. On retrouve donc les mêmes épisodes, les mêmes lieux et le même decorum sans qu'ils soient tout à fait identiques. Ces trois romans trahiraient-ils une chronologie déguisée de l'arc psychologique de son auteur ? Du jeune rustre partant à la conquête de la capitale à l'éternel célibataire angoissé par la mort qui s'abîme dans ses manies et sa folie naissante ?

« Ah ! pourquoi les moments comme celui-ci passent-ils si vite ? On ne peut rien tenir, on ne peut rien garder. On n'a même pas le temps de goûter ce qui est bon. C'est déjà fini. »

Si Fort comme la Mort traîne en longueur, s'il met du temps à trouver son rythme et s'il se perd trop souvent dans du mélodrame exacerbé et les tics propres à l'auteur (par exemple quand il se complait à critiquer les salons mondains ou lors de l'inévitable intermède champêtre), il contient par ailleurs bien des perles stylistiques. Dans les croquis des personnalités, dans ses évocations des sensations ou de la musique mais surtout lorsqu'il s'attarde longuement et avec tant de justesse sur le sentiment amoureux et la hantise du Temps qui passe.

Bertin vieillissant n'aperçoit plus que la promesse du tombeau, un pied déjà posé sur sa margelle. Le premier signe de cette fuite est une certaine lassitude, l'habitude mécanique du Cercle, des balades sur les boulevards et des mêmes discussions stériles lors des dîners tardifs. Le second signe, plus pernicieux, est la déchéance physique et qui est davantage traitée par l'entremise de son amante Mme de Guilleroy qui voit sa beauté peu à peu se faner tandis que celle de sa fille ne fait que s'épanouir.

Avant la madeleine de Proust, il y a déjà le parfum de Maupassant lorsque le héros déambulant dans le parc Monceau voit se réveiller des souvenirs sous la férule d'un plissement de robe, du flottement d'une odeur ou des traits familiers d'une passante. Surtout que Bertin est un peintre et d'autant plus un portraitiste, c'est-à-dire le plus à même de fixer l'image figée d'une jeunesse parfaite et éternelle. Et dans le tableau qu'il avait peint de Mme de Guilleroy, ce n'est plus le portrait de la dulcinée qu'il voit mais l'image présente de sa jeune progéniture.

Le peintre qui dans un premier temps s'amuse de leur ressemblance finit par former et nourrir un amour pour cette adolescente dans laquelle il retrouve une flamme perdue, sclérosé par ce milieu mondain, comme s'il sublimait sa peur de l'échéance finale en un désir platonique. Dernier crochet à ses souvenirs et ultime pirouette devant son crépuscule. Ce n'est pas par hasard si les protagonistes assistent à une représentation du Faust de Gounod...Cet amour tout comme celui de Mariolle dans Notre Cœur tombera rapidement dans l'obsession fiévreuse et violente.

Alors, bien que le titre de l'ouvrage soit tiré du Cantique des Cantiques, suite de suaves poèmes amoureux, Maupassant en retient surtout la phrase qui expose sa facette extrême, celle de la passion folle et jalouse qui peut mener à la pire des conclusions. Et c'est peut-être ce qui légitime les longueurs, bien montrer comment au plus profond de l'esprit de ce Horla amoureux germe lentement et longuement sa graine... « Les idées fixes ont la ténacité rongeuse des maladies incurables ».
Nushku
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le 30 janv. 2012

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Nushku

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