Fouché
8.3
Fouché

livre de Stefan Zweig (1929)

Fouché est resté (avec Talleyrand, devenu son faux jumeau par les entrefaites d'un bon mot de Chateaubriand) l'une des figures emblématiques du “revers” des folles années 1789 - 1815. En façade : des héros de l'Idéal, tutoyant l'air des cimes — Napoléon, prodigieux ordonnateur de l'Europe et accoucheur du XIXe siècle ; Robespierre, formidable père la vertu, en même temps ogre et sauveur. En coulisses : les agioteurs et les profiteurs, le cortège de Directeurs moins qu'éclatants, l'allotissement d'un couvent et les marges extravagantes sur mille tonnes de fourrage.


Fouché (Joseph, de son prénom), qui deviendra duc d'Otrante, représente ce qui se fait mieux, mais aussi de plus cynique, dans cette “face sombre” (au sens de la Lune, pas de la Force — non pas mauvaise, mais plutôt inobservée) de la Révolution. S'il s'enrichit, il ne paraît pas mu par l'appât du gain ; s'il lui fallait une ivresse, c'est celle d'être toujours dans le camp des gagnants, de tenir toujours le pouvoir. L'on peut dire, si l'on veut, que Talleyrand a toujours servi la France même s'il est aussi servi lui-même : il n'a jamais “abandonné un régime avant qu’il ne se fût abandonné lui-même”, il a lâché la Révolution alors qu'elle devenait terroriste, a lâché le Directoire pour servir un régime plus énergique et mieux assuré, il a enfin abandonné un Napoléon qui menait la France au bord de l'oubli et de l'anéantissement par l'Europe coalisée, pour choisir une Restauration qui garantit la préservation de l'essentiel.


Quant à Fouché, si on peut lui reconnaître ce genre d'adresses sous le règne de Napoléon, son ahurissant parcours pendant la Terreur (comme mitrailleur de Lyon, spoliateur de la Nièvre, calotin défroqué qui s'essaie à la messe noire) témoigne d'une joie du pouvoir qui manque parfois de perspicacité. Il n'en reste qu'à être d'autant plus admiratif de cet homme qui sait passer pour indispensable, devenir un brave sénateur, un honnête noble et un bon catholique avec un tel pedigree.


C'est ce parcours que S. Zweig restitue avec beaucoup de clarté et de panache. Peu d'analyse des faits sociaux ici ; S. Z. suit une voie qui peut évoquer celle d'un Plutarque, et fait acte de moraliste. La vie de Fouché est, c'est annoncé dès la préface, “exemplaire”. Fouché devient pour l'auteur l'archétype du politicien roué et de l'animal de bureau, qui navigue à vue, sans considération autre que son cursus honorum (“Chaque jour, annonce l'auteur nous constatons encore que, dans le jeu ambigu et souvent criminel de la politique, auquel les peuples confient toujours avec crédulité leurs enfants et leur avenir, ce ne sont pas des hommes aux idées larges et morales, aux convictions inébranlables qui l’emportent, mais ces joueurs professionnels que nous appelons diplomates, – ces artistes aux mains prestes, aux mots vides et aux nerfs glacés”). Pour autant, Joseph Fouché n'est pas un joli conte moral où les personnages s'avèrent porter par hasard des noms de personnage historique : S. Z. s'est renseigné, et si ses interprétations ont parfois vieilli au gré des rebondissements historiographiques (et peut-être, même si je ne suis pas assez versé en histoire révolutionnaire pour le savoir, de découvertes factuelles), il décrit aussi avec une certaine acuité ces vingt-cinq années passionnantes durant lesquelles la France a ouvert dans le boucan et la poudre une phase toute neuve de l'histoire européenne.


Notons, en guise de note conclusive, que le style élégant et intemporel de la traduction parvient à n'être pas désuet (constat qui ne manque jamais de m'étreindre jusqu'à l'ennui quand je lis M. Yourcenar, par exemple, qui s'est pourtant nourrie aux mêmes sources). Est-ce lié à un genre qui, parce qu'il lui-même est ancré dans le réel, supporte mieux ce vieux style abstrait du français dix-huitièmiste ? Ou est-ce l'habileté d'un auteur et de son traducteur ? Difficile à dire, mais le plaisir de lecture est au rendez-vous.

Venantius
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le 8 déc. 2015

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