Comment rendre l'histoire "dure" captivante? Ce n'est pas donné à tout le monde. Il faut d'abord du style, du rythme, un cocktail intrigant d'énigmes à résoudre par des enquêtes rondement menées. Ce qui fait l'originalité de ce livre, c'est qu'il a été accueilli comme un ouvrage de référence par les plus prestigieux médiévistes, comme Jean Wirth, le spécialiste de l'image médiévale, Pierre Toubert, le spécialiste de la naissance des villages, Françoise Perrot, la spécialiste du vitrail médiéval, Guy Devailly, le spécialiste du Berry au Moyen Âge et qu'il peut, malgré son appareil critique qui pèse une tonne (des centaines de notes en français, latin, allemand du Moyen Âge: un vrai livre parallèle), passionner le lecteur de base que je suis.
Ce livre, c'est un peu le principe d'Archimède, "Donnez-moi un point d’appui et je soulèverai le monde!" Ici, le point d'appui de la réflexion est un obscur village dont personne n'avait jamais entendu parler. Mais ce village déserté par l'exode rural - sa population a chuté de trois quarts en un siècle - recèle une énigme. Le don insolite d'un roi mage agenouillé aux pieds d'une Vierge hiératique: des deniers d'or. Ce roi, qu'Antelami a appelé "Gaspard", qui est-il?
L'enquête commence. On apprend alors que ce village insignifiant et esseulé au milieu de nulle part fut au haut Moyen Âge la plus puissante forteresse de la première maison de Bourbon. Un "grand larron féodal", spoliateur de son neveu, s'y était réfugié pour échapper au tribunal capétien. Louis VI organise alors une expédition punitive pour mettre le siège sous les murs de la forteresse, mais ce siège pas très catholique dissimule en réalité une conspiration. C'est à l'issue de ce siège que les Bourbons entrent dans la famille capétienne. L'aventure nous entraîne ensuite sur les traces de Louis VII qui dispute le diocèse de Berry au pape, puis de Simon de Montfort, déserteur de la quatrième croisade dévoyée et capitaine de la croisade contre les Cathares. Puis sur celles du chef routier Bertucat d'Albret qui mit la France à feu et à sang, en long en large et en travers...
Et sur le chemin, nous rencontrons des saints imaginaires comme l'étrange Expenius qui se promène avec sa tête sous le bras, des saints qui le sont moins et qui entendent des voix, comme saint Outrille: rites païens, têtes coupées, clochers foudroyés, capitaines décapités à coups de bombarde, rançons royales, haines impériales, deniers sanglants et croisades en pays cathare: c'est tout le Moyen Âge qui se bouscule dans un univers de violence et de merveilleux propre à fasciner n'importe qui tant le style est enlevé.
Il ne s'agit donc aucunement d'un travail "régionaliste", contrairement à la présentation de l'éditeur. Germigny-l'Exempt ou les Trois Deniers de Gaspard apparaissent plutôt comme un moyen d'atteindre l'universel à travers le particulier, la grande histoire à travers la petite, le tout s'organisant autour d'un axe qui fait comme le miroir conique ou cylindrique des anamorphoses chinoises datant de l’époque Ming qu'on interposait entre le regard et la peinture qui, déformée, s’y reconstituait. Le clocher "étonnant" de Notre-Dame de Germigny-l'Exempt que nul n'avait étudié avant l'auteur et dont celui-ci donne l'explication est ce miroir posé verticalement au milieu du plan du monde où tout vient prendre une forme intelligible. Génial et passionnant.