Gobseck
7.2
Gobseck

livre de Honoré de Balzac (1830)

Le hasard m’a fait lire Gobseck en même temps que je relisais Bartleby. Pas grand-chose à voir ? Certes, en-dehors du fait que les nouvelles dressent le portrait en actes d’un homme célibataire, asexué et exceptionnel, voire hors du commun. L’intrigue – Mme de Restaud ruinée par son adultère cherche à sauver la face auprès de son mari –, qui réapparaît çà et là dans cette cinquantaine de pages qui en d’autres circonstances eût pu en fournir deux cents de plus à Balzac, l’intrigue, disais-je, est à peine plus existante que celle de Melville.
Si l’employé aux écritures new-yorkais est le grain de sable dans l’engrenage social, celui qui fait dysfonctionner, l’usurier parisien d’adoption est la force qui anime la société. C’est l’or personnifié : « Si les usuriers ressemblent à celui-là, je crois qu’ils sont tous du genre neutre. […] Un soir j’entrai chez cet homme qui s’était fait or » (p. 967).
Bien sûr, c’est un type social : on reste chez Balzac, à plus forte raison dans les Études de mœurs, où « sa maison et lui [Gobseck] se ressemblaient » (p. 966), où « la mort apparaissait dans les choses avant d’envahir la personne » (p. 1003). Et quiconque s’intéresse à l’économie goûtera, dans un ouvrage de 1830, l’idée de Gobseck selon laquelle « l’argent est une marchandise que l’on peut, en toute sûreté de conscience, vendre cher ou bon marché, suivant les cas » (p. 995).
C’est aussi un personnage de comédie : « Si vous touchez un cloporte cheminant sur un papier, il s’arrête et fait le mort ; de même, cet homme s’interrompait au milieu de son discours et se taisait au passage d’une voiture, afin de ne pas forcer sa voix » (p. 965) – et on peut penser à Harpagon qui refuse de donner le bonjour, mais le prête.
C’est surtout un personnage fantastique, presque mythique « qui semblait réaliser, quant à leur fortune [celle des Restaud], le personnage fantastique d’un ogre » (p. 999). Et là, on se rapproche des figures les plus marquantes des Études philosophiques (Claës, Lambert, Frenhofer, etc.), qui ne vivent plus seulement aux marges de la société, mais à celles de l’humanité.


Encore un point commun à Gobseck et Bartleby ? À l’ambigu narrateur de Melville fait écho, chez Balzac, un récit enchâssé dans lequel Derville assure l’essentiel du récit (1). Or, sous couvert de donner une leçon de morale à son auditoire aristocratique en lui racontant « les seules circonstances romanesques de [s]a vie » (p. 964), le clerc d’avoué balzacien a du mal à dissimuler sa fascination pour l’usurier – tout comme le notaire de Melville pour son clerc. Dans les deux cas, il s’agit également pour le narrateur de se disculper, comme si cette fascination et l’incertitude dont elle naît constituaient des crimes.
Derville, pour ceux qui suivent au fond de la classe, sera chargé de redonner son identité et sa place au héros éponyme du Colonel Chabert. Il me semble qu’après coup, cela donne davantage d’épaisseur à Derville de savoir qu’il a eu Gobseck pour maître – pour ne pas dire comme père : plusieurs personnages appellent l’usurier « papa Gobseck », mais il n’y a qu’à Derville que Gobseck déclare « Ô mon fils ! » (p. 987).
Et de même que Bartleby contamine tout doucement l’étude où il (ne) travaille (pas), « Je me repentis presque d’avoir fait cette réplique digne de Gobseck » (p. 998), finit par avouer Derville.


(1) Et l’idée, que je défendais à propos d’Honorine, que les récits où Balzac confie la narration à un personnage sont parmi les meilleurs.

Alcofribas
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le 30 juin 2020

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