Autre chose. Ce livre, oui, c'est juste autre chose.
Est-ce un livre pornographique, quand on nous dit tout avec une écriture gazée qui fourmille de périphrases au point parfois de rendre la compréhension concrète difficile ? (J'ajoute ici parce que je ne sais pas où le mentionner que si Réage écrit bien, elle a des bizarreries et fautes d'expression parfois qui m'ont fait tiquer.)
Est-ce un livre érotique, quand aucune excitation n'est donnée au lecteur et qu'on n'est donc pas dans l'allusion qui titille les sens ?
Est-ce une histoire d'amour, quand le récit est le récit quasi-exclusif de sévices (quoique le terme soit contestable) sexuels ?
C'est un peu de tout ça... Mais c'est surtout au-delà de tout ça.

Pourquoi ?
Parce qu'il FAUT oublier la morale en lisant ce livre bizarre, dérangeant, atroce, magnifique, malsain, glauque, candide, ce livre d'abandon total. Et même, dire simplement "atroce" ou "magnifique", ça ne convient pas, ce n'est pas possible, c'est un jugement inadéquat.
Cette oeuvre est simplement impropre au jugement.

Pourquoi ?
Parce que l'analyse en termes de morale est infiniment réductrice, et négatrice de la complexité infinie du personnage d'O. Pas tellement dans la psychologie finalement assez simple, dans le fond, d'une héroïne qui par amour renonce totalement à elle-même et qui trouve son plaisir dans l'abnégation totale, dans l'"esclavage" et la soumission absolue au maître - mais plus dans la lecture que fait O par elle-même, dans l'analyse de la narratrice, des motivations, des émotions, des évolutions intimes de la conception d'O de son amour et de sa sexualité.
C'est simple comme une renonciation absolue qui prend la forme du don absolu (cela a été dit dans une autre critique).
C'est presque... un roman d'apprentissage. Oui, parce qu'O s'apprend elle-même. On entre dans le roman comme O entre, sans qu'on lui prête aucune pensée ni aucune émotion, dans le taxi qui l'emmène à Roissy sous la coupe de René. Tout est un peu flou, on ne comprend pas, on cherche, on se dit "Mais pourquoi ? Pourquoi se laisse-t-elle faire ? Quels liens l'unissent à ce René ? Qui est cette femme monstrueuse qui semble dépourvue de volonté, même dans la peur de la souffrance, dans la peur du fouet ?". Et puis peu à peu on voit : on voit qu'O ressent la douleur, on voit comment elle la ressent, comment elle l'accepte, comment elle la craint par tous ses pores, comment elle l'aime non pour ce qu'elle est mais pour ce qu'elle représente et signifie de son amour éperdu et sans conditions pour René. On voit qu'O éprouve, et qu'en plus elle pense. Elle subit, mais elle analyse, elle se questionne, elle observe en silence et accepte tout mais fouille en elle-même pour expliquer quoi, pourquoi, comment. Elle ne se juge pas elle-même ; ou plutôt elle fait semblant, elle projette par un geste d'effleurement discret et délicat le regard des autres sur ses actes (ou plutôt son absence d'actes), elle sait le jugement d'autrui et sourit avec une candide douceur de ce jugement qui ne l'atteint pas, elle qui est toute à son maître.
Mais tout cela, c'est une démarche. Ce n'est pas inné. La renonciation, si elle est totale et immédiate dans les faits, fait son chemin dans la tête, dans l'intimité d'O, intimité qui se refuse à la disponibilité pour les maîtres. Il ne s'agit pas tant d'un acte de rébellion qui serait absurde dans la logique d'O que d'une pensée naturelle qui accompagne l'être et ne le quitte plus dès qu'il commence à penser. O naît (et évolue, car elle est humaine et émouvante quelque part dans cette humanité dont la constante demeure l'abandon) quand sa pensée naît. O est d'abord un pantin qui ressent la douleur mais est comme dépersonnalisé - puis O devient quelqu'un, un quelqu'un de monstrueux et d'incompréhensible.
Non, on ne peut pas comprendre O. On peut à la rigueur suivre sa "logique", mais on ne peut pas la faire sienne. Il faut pourtant faire effort pour approcher un minimum de compréhension. Car le risque est grand et constant de se vautrer dans la morale...

Pourquoi ne faut-il pas juger O ?
Parce que c'est sans fin. Ce livre est à la fois anti-féministe - négation de soi, réduction de la femme à être un objet sexuel, fers, chaînes, cravache, marionnette - et féministe - liberté dans le choix de l'abandon absolu, bonheur dans le plaisir qui outrepasse la censure, marche à contre-courant de la pensée dominante et politiquement correcte. Ce livre n'est donc ni l'un, ni l'autre, ce livre c'est simplement l'histoire d'O. L'envisager autrement conduit à le jeter aux ordures sans avoir pris la peine de voir une cohérence d'ensemble dans la conduite d'O. On ne peut pas mettre de catégories sur O, même si on aimerait beaucoup.
J'ai peiné, quand il m'a fallu mettre une note. Ai-je aimé Histoire d'O ? Je n'en ai pas la moindre idée.
Parce que je suis gravement perturbée. Je n'ai pas été excitée - et d'habitude, un livre qui décrit le sexe est excitant, même quand il est malsain - ou alors dans de rares cas il peut être terrifiant, comme dans les Cent Vingt Journées... Mais dans tous les cas un livre de la sorte émeut, éveille quelque chose. Pourtant, si la terreur semble être plus légitime que l'excitation au vu du sujet, on n'est pas tout à fait là-dedans pour autant. On est dérangé, parce qu'on a des explications, qu'on est dans un huis clos qui accepte totalement de renier le monde, tout est assumé. Alors je suis gênée, retournée au plus profond de moi, je ne sais pas, je ne sais pas, c'est un livre qui n'est pas à aimer ni à détester... C'est juste un livre qui est, et qui fait bien d'être ; car il met en scène autre chose.

Aussi je n'ai pas aimé l'intervention préfacielle de Paulhan. Je n'ai pas pu la lire en entier parce que la quatrième de couverture ne la vend pas du tout, en faisant une généralisation idiote et même scandaleuse sur le fantasme des femmes de l'esclavage - comme si toutes les femmes avaient ce fantasme, et même pire comme s'il était dans la nature de LA Femme d'aimer l'esclavage sans même s'en douter. Beurk beurk. Le jugement moral ne convient ni dans le sens de la condamnation, ni de l'éloge.
Aussi, dire également qu'O montre de la plus belle façon possible, de la façon la plus aboutie possible, son amour pour un homme, c'est avoir une vision affreusement phallocrate de l'amour. Comme si l'abandon de soi, déjà, était si évident que cela pour définir l'amour - et comme si aimer autrement, quand on est une femme (ou un homme d'ailleurs...), n'était pas du véritable amour, n'était pas un amour aussi fort que celui d'O qui se soumet. On ne compare pas les façons d'aimer. On ne compare pas, parce que c'est idiot, parce que c'est classifiant, et parce que ça conduit à vouloir faire une différenciation genrée qui n'a pas lieu d'être.
Féministes de tout poil, si vous n'êtes pas contents, ouvrez La Vénus à la fourrure, les hommes aussi peuvent aimer la soumission. Eh, réfléchissez un instant au fait que le terme de masochisme vient de l'amour de la souffrance... qu'un HOMME éprouve. Ne vous insurgez donc pas sur un problème de genre qui est un mauvais problème dans le spectacle d'un fantasme. Pauline Réage n'a rien inventé - elle écrit le masochisme version féminine. Pourquoi pas ? Qui aime se soumettre se soumet. Que ce soit malsain ou pas... n'est pas la question. Le roman se focalise par choix sur un huis clos sexuel, soumis au point de vue d'O, on y assiste, on constate, point.

Il est vrai cela dit que dans le roman même saillent des préjugés sexistes, plus implicites qu'autre chose mais présents cependant. Mais ils sont loin d'être assez forts pour crier à une vision unifiée de LA Femme et de son supposé amour - voire de sa revendication - d'abnégation inconditionnelle. On a une vision de femme, il est logique qu'on assiste à la soumission d'un point de vue de femme. Il est purement logique qu'O rencontre d'autres femmes comme elle quand son maître la prostitue, et non des hommes. (Et puis on est dans les années 50, diantre, un peu de contextualisation ne ferait pas de mal.)
Et puis O est heureuse. Cela seul suffit à la justifier et à passer outre le jugement. Non, elle ne s'illusionne pas... On le sait assez quand on a lu son histoire.

Le titre est aussi sobre qu'il est adapté à la situation. On pourra faire une grimace bien naturelle en découvrant certaines tortures infligées à O, mais qu'on ne s'y arrête pas. On a franchi une frontière, O est un Séverin féminin. Il y a bien cet amour total qui est un motif permettant de dépasser la morale, mais il n'est pas suffisant... Ou alors il faut le comprendre comme une façon unique, toute personnelle, indescriptible d'aimer. Pas la plus belle, mais la moins dicible.
Cette façon d'aimer se manifeste dans l'abandon. D'où le refus qu'il faut faire de juger un esclavage qui est une pureté simple dans l'amour, qui se veut la nudité, la pauvreté, le silence, et l'offrande silencieuse.

Si je pouvais dire que j'avais aimé ce livre, il mériterait un 9.
Eggdoll

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