Une des questions soulevée par le roman est la suivante : Quelle est la place de la logique dans la construction d'une intrigue narrative ?
Cette question me semble d'autant plus intéressante qu'aujourd'hui les romans font preuve (en moyenne) d'un manque d'exigence narratif criant. Non pas qu'ils soient truffés d'incohérences logiques, mais les intrigues contemporaines sont de plus en plus ramollies, tendant vers la chronique, le témoignage, la succession d'événements, l'autobiographie, ou, dans une autre voie, vers le non sens, l'absurde, le décousu, l'ostentation expérimentale invertébrée.
Il semblerait difficile d'imaginer aujourd'hui un auteur capable d'écrire Anna Karénine, Lord Jim, Absalon Absalon ou La Recherche du Temps perdu, du simple point de vue de la tension et de la cohérence du récit.
Les Dix petits nègres, comme nombre de romans policiers classiques, est un roman où la logique et l'ultrarationnalisme prennent le pas sur la simple vraisemblance. Au lieu d'un univers ouvert et cohérent, il s'agit de construire un univers fermé et implacable. Un univers qui entraîne le lecteur dans une construction sans faille.
Du point de vue de la création, ce livre me semble très difficile à écrire. Par exemple, le choix des meurtres attribués aux dix invités est dans l'ensemble judicieux, souvent au bord du crime sans tout à fait être de l'ordre du crime (hormis Marston et, plus légèrement Lombard). On peut noter de manière générale que l'emballement du récit impose à l'auteur une rigueur extrêmement difficile à tenir (en fait de plus en plus difficile à tenir), un sérieux dans les détails qui en devient angoissant.
Mais où cela nous mène-t-il, cette recherche de perfection meurtrière? Ce rationalisme sans faille ? A mon avis, pas très loin. Même si le livre se lit très vite et très bien, il saigne d'incohérences du début à la fin. J'ai eu l'impression d'entrer dans le délire d'un paranoiaque qui essaie de tordre la complexité du monde pour la faire rentrer dans un cadre extrêmement réduit et parfaitement irrationnel.


Une quantité de faits m'ont paru plus invraisemblables que dans un roman fantastique, ésotérique ou illogique (comme peut l'être la rédaction d'un collégien par exemple). Les dix invités se rendent sur l'île pour des raisons parfois affreusement molles. Il faut rappeler qu'à l'époque, traverser le Royaume-Uni pour se rendre sur une île isolée ne va pas de soi (Ca n'irait toujours pas de soi aujourd'hui). Le faire à l'appel d'une personne dont on ne se souvient même pas du nom (comme Emily Brent), sous le prétexte de parler à de vieux amis (comme le Général), de venir consulter quelqu'un qu'on ne connait pas (le Docteur), où sous un prétexte encore plus faible (Marston) parait carrément délirant. C'est un peu comme si vous vous rendiez à Gibraltar après avoir reçu un mail factice d'une personne (un brouteur) qui a perdu tous ses parents, qui a besoin d'argent et dont vous n'avez jamais entendu parler. A aucun moment il n'est suggéré que la personne qui a réuni ces gens ait pensé à inviter quinze ou vingt personnes, comptant sur le refus ou tout simplement l'indifférence d'une bonne moitié, ce qui parait à peine plus crédible, mais en tout cas un peu plus vraisemblable. Non, tout le monde a accepté.


Personne ne semble s'inquiéter que huit des dix personnes arrivent en même temps sur l'île, ce qui est une étrange coïncidence qui ne correspond pas vraiment avec les motifs allégués pour au moins six personnes invitées ( Par exemple, Vera est convoquée pour faire office de secrétaire sur l'île et le Général pour discuter avec d'anciens amis : pourquoi ne sont-ils pas surpris de voir toute cette compagnie d'inconnus avec eux? Pourquoi est-ce qu'ils ne flairent pas quelque chose d'un peu bizarre?)


Le premier mort, Anthony Marston, meurt en buvant son whisky, juste après avoir invoqué l'amour du risque. Le type a l'air insouciant, amoral et au-dessus de tout. Il semble qu'il ait succombé à un poison. Or la plupart des protagonistes ne semblent pas géné d'invoquer un suicide... Donc le type serait venu en voiture de l'autre bout du pays, suivant l'invitation d'on ne sait qui, pour se suicider devant neuf personnes en plein milieu d'un discours bravache, après seulement quelques heures sur place ? En mettant du poison dans son whisky ? On est là face à un spleen extremement sophistiqué qui ne semble pas déranger les protagonistes qui s'en accomodent assez bien.


Une des clés de l'intrigue est que le meutrier se trouve (et ne peut se trouver que) parmi les dix invités. Pourquoi ? Parce qu'il n'y a personne d'autre sur l'île. Ah bon ? Oui c'est indiscutable. Une fouille méticuleuse de deux ou trois protagonistes qui courent à droite et à gauche (après le début des meurtres, donc un peu inquiets) nous en assure. La fouille a beau être expeditive, elle est sans appel. Dans quel monde peut-on être absolument certain de l'absence d'une personne cachée sur une île, même petite ? Ce point m'a paru incompréhensible. Et ce d'autant plus après une simple et rapide inspection, alors que l'on parle d'une île que personne ne connait (à l'exception d'un personnage). Ca n'a aucun sens.


Un autre point clé est que les personnages se retrouvent coincés sur l'île à cause d'une tempête. Comment le meurtrier aurait-il pu prévoir qu'une tempête allait coincer tout le monde ? On se demande (Pierre Bayard souligne ce point dans son livre)


Les meurtres s'étalent sur trois jours et pendant ces trois jours, personne ne fait rien pour s'échapper de l'île. A la fin, une vague tentative d'envoyer un SOS en morse à l'aide d'un miroir fait office de seul instinct de survie d'un groupe d'hommes et de femmes qui auraient pu essayer de partir à la nage, de contruire une embarcation, de se tuer les uns les autres (ce qui n'arrive qu'à la toute fin) de faire un feu etc. En fait c'est tout le groupe qui est fou. Ils se laissent tuer sans rien faire ou presque.


Un des personnages arrive sous un faux nom, avec une fausse histoire (Blore). Il est démasqué après dix minutes (ce qui est presque comique, ou grotesque). Cette étrange situation est vite classée par la plupart des personnages.


Je passe sur pleins d'événements. Dans son plan, le meurtrier a du prévoir le suicide final (en l'aidant un peu certes) et l'avant-dernier meurtre, qui n'est pas de lui. Vu la vitesse des événements, et leur conformation à la comptine initiale, c'est absolument invraisemblable, à moins de faire des personnages des automates.


En parlant de la comptine, un personnage fait remarquer que, malgré le fait qu'elle annonce tous les meurtres, personne ne semble s'y intéresser plus que ça pour prévoir le suivant et essayer de contrecarrer les plans du meurtrier. Donc vous, on vous dit que vous allez mourrir et on vous dit comment, mais vous ne cherchez ni à vous échapper ni à vous prévenir des moyens utilisés.


L'explication finale, impossible à anticiper, nous décrit un suicide en apparence élaboré, avec un revolver attaché à un elastique fixé sur un lorgnon. Je défie qui que ce soit d'essayer de simuler ce suicide (qui, évidemment, réussit) pour comprendre qu'on doit frôler le un contre un milliard en terme de chances de réussite (et on comprend que l'aspect élaboré du suicide sort plus du cerveau d'un enfant en prinaire que d'un véritable esprit rationnel).


Le meurtrier nous explique qu'il a convaincu un des personnages (Armstrong) de simuler son meurtre pour ensuite être libre de ses mouvements et pouvoir observer le soi-disant véritable meurtrier. Comme le souligne Pierre Bayard (dans son livre au moins aussi délirant que ce roman) cet argument parait difficile à avaler. Le juge est gros et vieux. Tout le monde est sur le qui vive. En quoi le fait d'être considéré comme mort va l'aider a se déplacer à sa guise ? Et si le meurtrier voit un meurtre qu'il n'a pas commis, alors qu'il a prévu d'en commettre dix, ne va-t-il pas réagir ? Ca ne tient pas debout.


Ce livre ressemble aux utopies politiques de Cabet, Fourrier, Platon etc qui, en voulant décrire un monde politique idéal créént en fait une machine implacable où tout le monde est à sa place, à la manière d'un rouage indéboulonable. Le problème c'est qu'en voulant réduire l'impondérable de la vie, ils en nient la nature et décrivent un monde mort et irréalisable, qui suintent de défauts sous toutes les coutures.


La logique me semble devoir être un élément secondaire d'un récit (fondamental, mais secondaire) qui doit permettre de construire et de mettre en valeur d'autres aspects (psychologiques, moraux, religieux etc) ou aider à construire des irréalités concevables (autres mondes, événements obscurs, réactions imprévisibles, incompréhensibles, irrationnelles etc). Mais elle ne doit pas être le facteur premier du processus de création. De la même manière que l'excès de rationalité de la culture occidentale a conduit aux pires irrationalités, l'excès de rationalité dans la construction d'un récit conduit à un délire invraisemblable.


A noter : J'ai lu le livre en version originale. La version anglaise a gommé toute référence aux "nègres" de l'histoire (sauf à un moment, lorsque quelqu'un évoque les "meurtres" de Lombard et "nos frères noirs", moment qui, du coup, parait un peu décousu) pour des raisons de politiquement correct. L'île est donc l'île du Soldat et la comptine fait référence à des soldats ( et non pas des indiens comme dans la comptine originale).

Feloussien
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le 2 mars 2020

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Feloussien

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