C'est en 1949 que la France apprend dans un coup de tonnerre à prononcer un nom aux consonances indiscutablement slaves : Viktor Andreïevtich Kravchenko. Celui qui n'était alors qu'un illustre inconnu se retrouve sous les feux des projecteurs à la suite de la publication d'un livre qui va faire scandale dans la France d'après-guerre : "J'ai choisi la liberté", son propre témoignage de dissident soviétique ayant fui l'URSS de Staline en 1945. Le livre et ses accusations contre le régime assassin de l'URSS est si incongru que le journal "Les lettres françaises", d'obédience soviétique et dont le plus éminent membre n'est autre que Jean-Paul Sartre, tire à vue, le considérant avec le plus grand mépris et la meilleure foi du monde de tissu de mensonge, de sombre navet indigne d'être ne serait-ce que survolé, et surtout de manuel de propagande venu en droite ligne de l'Amérique maudite où s'est réfugié son auteur.

La violence de l'attaque est si grande que Kravchenko, outré, intente aux "Lettres françaises" un procès en diffamation qui restera dans les mémoires françaises de l'époque comme le "Procès du Siècle", et qui va mobiliser d'un côté toute l'intelligentsia communiste française de l'époque, commandée sans discrétion aucune par le Kremlin - n'oublions pas que les P.C européens étaient alors totalement affiliés au Komintern - et de l'autre de très nombreux témoins et amis de Kravchenko, dont Frédéric Joliot-Curie.

C'est, avant même ce procès - et quel procès -, le contenu même du livre qui a contribué à faire de "J'ai choisi la liberté" l'un des plus gros succès d'édition en France au début des années 50. Avant de parler du livre à proprement parler, il faut se remettre dans le contexte de l'époque, une époque distante d'une soixantaine d'années mais qui paraît être des siècles quand on pense qu'à l'époque les crimes de Staline étaient inconnus du grand public, que le P.C.F. triomphait aux élections en France, et Staline était mondialement connu et admiré comme le grand vainqueur de l'Allemagne nazie... une époque lointaine qui est également celle de la publication d'un autre manifeste, universellement connu celui-là, la fiction politique de George Orwell "1984", paru en 1948, quelques mois avant sa mort.

C'est dans ce contexte que paraît aux Etats-Unis, en 1946, "I chose freedom", alors que Kravchenko, haut fonctionnaire soviétique (on parle tout de même d'un proche d'un ancien membre du Politburo), vient de quitter l'URSS, révulsé par l'horreur et l'injustice de la vie là-bas et surtout halluciné par le différentiel de niveau de vie entre sa patrie et les U.S.A. Pensez, en arrivant aux Etats-Unis (à la fin de son livre, certes, mais il ne s'agit pas d'un livre dont on gâche la fin en la racontant), sa première réaction est de constater, sidéré, qu'avec son salaire mensuel un employé dans un magasin de chaussures pourrait acheter "trente-cinq des paires qu'il vend" ! Trente-cinq paires de chaussures !

Mais laissons là le contexte de parution, car le livre en lui-même se suffit pour faire tâche au milieu d'une bibliothèque. L'édition française (jamais rééditée depuis 1947, c'est vous dire le bonheur du digne homme en détenant un exemplaire -hum, pardon) est un pavé de près de six cent pages, grossièrement relié, imprimé sur ce qui est plus proche du carton que du papier. On jurerait, en tenant entre ses mains la chose, avoir retrouvé au fond d'un vieux tiroir le témoignage désespéré, écrit à la va-vite, de quelque dissident politique.

Car c'est bien le cas. En six cent pages environ, Kravchenko va tout simplement, dans une langue simple, claire, rugueuse (on sent l'ingénieur soviétique de formation, mais ne gâchons pas les détails croustillants), raconter sa vie, de sa naissance, son enfance, la Révolution, ses études, jusqu'à sa vie professionnelle. Le synopsis paraît fastidieux. Faux, faux, archi-faux. Rien n'est plus passionnant que la vie d'un militant communiste de la première heure qui lentement se mue en haïsseur acharné de la faucille et du marteau.

Kravchenko est un cas typique de l'intelligentsia soviétique des années 20-30. Né d'une famille "honorablement prolétarienne", son père était militant anarchiste et lui assista aux Révolutions de Février et d'Octobre comme le début d'un monde plein de promesses. Commence alors, grâce à une bourse, la formation du jeune Kravchenko à l'ingéniérie et à la mécanique. Nous sommes dans les années 20, et Viktor raconte comment il a appris de tout son coeur à servir son pays en usant de ses capacités.

Les premières illusions ne tardent pas à s'effondrer et Kravchenko verra sous ses yeux naître la Grande Famine en Ukraine organisée par l'Etat Soviétique* alors qu'il coordonne les récoltes dans un village à ce moment précis des Grandes Purges des années 30 au goût de paranoïa qui n'est rendu que plus amer par sa complète absurdité, sa nomination à la tête d'une usine, les continuelles vexations subies à cause de ce qui deviendra le K.G.B, et enfin et surtout la Seconde Guerre Mondiale, puis enfin sa fuite éperdue vers les Etats-Unis, à l'âge de quarante ans et quelques. Bref, Kravchenko raconte l'existence de quelqu'un qui toute sa vie durant n'a connu que l'U.R.S.S.

Ce qui est stupéfiant dans "J'ai choisi la liberté", c'est incontestablement la rigoureuse, j'insiste sur ce mot, rigoureuse similitude entre l'U.R.S.S. sous Staline telle que la décrit Kravchenko, et l'Oceania sous Big Brother qu'Orwell invente presque simultanément. Je vous jure. Il n'y a aucune différence. Sauf que l'un des deux a véritablement eu lieu.

A l'instar de Soljénytsine, Kravchenko raconte le Stalinisme. Mais lui en parle du côté des élites et décrit des hommes et des femmes constamment surveillés, terrifiés par les centaines d'espions à la solde des services secrets qui rapportent leurs moindres faits et gestes, leurs moindres phrases (Kravchenko raconte qu'il se retenait en permanence de dire ce qu'il pensait réellement, même à ses proches, même seuls, car il craignait que ceux-ci ne soient aussi du K.G.B - et avait raison). Kravchenko avait fait le pari de décrire chaque détail de la vie d'un citoyen soviétique, à condition que celui-ci soit sous le contrôle de la police secrète ou du Parti. Il n'a donc eu d'autre choix que de faire sa biographie complète, à titre d'exemple. On comprend alors pourquoi tout est si exhaustif. C'est rare, un livre dont toute la matière ne tient pas dans toutes les pages. Il n'est pas de critique qui saurait rendre avec la froide précision de Kravchenko l'interminable liste des crimes auxquels il a assistés, des arrestations sans raison au milieu de la nuit aux nuits de torture, les testicules battus à grands coups de serviettes mouillées, des enfants ballonés par l'extrême agonie de la famine aux employés molestés par le K.G.B, des Purges enfin, ces Purges durant lesquelles les vies de milliers d'hommes et de femmes sont mises à nu et piétinées en public.

Il n'est pas difficile enfin de se mettre dans la peau de Kravchenko quand on le traitait de menteur. Pour un peu je l'imagine encore, sans même avoir vu son visage, hurlant face à une foule qui l'ignore comme ses adversaires lors du Procès du Siècle ont ignoré la plus élémentaire humanité. Ils étaient dressés pour.

Épuisé par la haine qui l'entourait, lui, le "traître", le menteur, le séide des Américains, banni du monde sympathisant avec le communisme, terrifié par le sort auquel il craignait d'avoir condamné sa famille restée en Russie et victime de l'aveuglement de tous, Viktor Andreïevitch Kravchenko fut retrouvé mort dans son appartement New-Yorkais en 1966. L'enquête conclura au suicide.

On n'a jamais pu démontrer son assassinat.
Tezuka
9
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le 1 août 2014

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le 1 août 2014

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Tezuka

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