Karoo
7.3
Karoo

livre de Steve Tesich (1998)

George Bernard Shaw a écrit : « Je possède ce don d'observation appelé vulgairement cynisme par ceux qui en sont dépourvus ». A ce compte-là, Saul Karoo est le meilleur observateur qu'on puisse imaginer : celui de soi-même, celui des autres, celui qui a conscience de tout à un point intolérable. Le personnage du roman, écrit à la première personne, est sans doute l'un des personnages les plus désespérés de la littérature contemporaine, davantage dans un sens social que romantique ; c'est celui qui sait tout, qui comprend tout, en particulier ce qui ne devrait pas l'être. Tesich touche une corde sensible, le mal-être des gens trop intelligents qui réfléchissent tant, et sur tant de choses, qu'ils finissent par considérer la vie comme un puzzle impossible à résoudre, dont la seule issue serait l'échec. C'est certainement énervant, dans un sens, de lire un tel concentré de fatalisme, de désespoir, qui respire si peu. C'est également passionnant parce que le livre respire le vécu, parce qu'il est très bien écrit, parce qu'il raconte à merveille les rouages d'un esprit compliqué. Ouvrage de vulgarisation du cynisme à l'adresse des simples d'esprit. Roman glauque à l'humour plus noir que noir. Documentaire sur l'être humain du point de vue d'un homme brisé. Karoo est un peu tout cela. A condition d'avoir l'esprit tourné un minimum comme celui du personnage, il est impossible de résister à cette noire clairvoyance, à ce déroulé glauque mais fluide de réflexions acides, de péripéties navrantes et de descriptions sulfureuses. Surtout, le livre invite à une réflexion sur la nature même du cynisme : moins qu'une tare, ne serait-il pas l'expression contrite d'un idéalisme si fort qu'il ne peut qu'être déçu ? C'est l'une des nombreuses questions posées par ce roman.

Au fil du texte, l'auteur/personnage fait l'inventaire de ses propres problèmes. Quand il ne les expose pas directement, ceux-ci ressortent à l'occasion d'un dialogue (ceux du livre sont superbement ciselés) ou d'une situation incongrue où affleure le fantôme d'une névrose ou d'une autre. Plus on avance dans le livre, plus le rythme ralentit ; plus le personnage s'attarde sur des morceaux, sur des instantanés où c'est le détail qui prévaut. Le personnage se sait prisonnier de lui-même, pour plusieurs raisons qui sont montrées, directement ou indirectement, avec une plume accessible. Cela va des rêves brisés à ceux qu'on n'arrive pas à faire naître, des démons de l'enfance à ceux de l'âge adulte. Tesich à de fréquentes occasions s'improvise sociologue avec un talent difficile à contester tant son style est immédiat et ses descriptions précises. Descriptions piquantes, qui sonnent incroyablement juste, des rapports de pouvoir entre gens cultivés. Automatisme impossible à réfréner d'agir en fonction non de ce que l'on est, mais de que les autres pensent que l'on est. Pour parfaire le tout, conscience totale de ne pas être soi-même ; de prendre part à un jeu social sordide où il faut tenir son rôle, fut-il autodestructeur. En articulant le récit autour d'une poignée de névroses très « littégéniques », Tesich profite des nombreux moments d'errement de son personnage pour embrayer sur des problèmes intimes potentiellement dérangeants. Son intelligence est de montrer que Karoo éprouve, lui aussi, de l'amour ; qu'il meurt de ne pas permettre qu'on l'aime en retour, car sa conscience suraiguë de ses propres problèmes le transforme en loque humaine dans une spirale sans fin.

Voilà bien le problème : s'il est possible de ne pas adhérer au livre, en persévérant dans sa lecture, il est en revanche impossible de ne pas aimer Saul Karoo. C'est un héros de l'ordinaire, ce qu'on appellerait plus communément un « type bien ». Un type qui, incapable de simplifier les choses, s'expose à une multitude de questions existentielles qui en appellent d'autres plus complexes encore. A la base de tout, comme le montre l'un des passages les plus forts du livre, il y a une recherche d'identité : l'obsession permanente et inassouvie de comprendre qui on est vraiment au-delà du jeu social auquel la vie nous contraint. C'est un thème un peu naïf, mais essentiel, et admirablement traité ; lorsqu'enfin le récit se teinte de légèreté c'est uniquement pour suggérer que cela ne durera pas, et c'est à ce moment-là qu'on comprend que l'auteur nous a dans sa poche, quand on anticipe la suite en préparant un rictus. On suit le personnage tout au long du récit cherchant à s'inspirer cette estime qu'il ne trouve pas, se heurtant aux reflets des gens qu'il rencontre, tour à tour trop sublimes ou trop laids pour être simplement supportables. Karoo dépeint une lutte contre soi-même, puis son abandon, canonisant son héros qui, en désespoir de cause, laisse sa tête vaincre son cœur. Heureux les simples d'esprit, donc.

[Mise à jour, 12/09/14 : à la lumière de Price, roman écrit avant Karoo mais édité en France après, on pourrait aussi s'intéresser particulièrement à la figure paternelle que représente Karoo dans le livre et de la façon dont Steve Tesich y reconstruit ce qui est certainement son propre père, avec qui il a eu une relation difficile (se reporter à sa biographie et aux thèmes développés dans Price). Karoo pourrait alors se lire comme une sorte d'accusation, et de pardon, du fameux motif paternel qui resurgit d'ailleurs à plusieurs reprises, particulièrement dans les lettres que Tesich attribue au fils de Karoo.]
boulingrin87
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le 14 janv. 2013

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Seb C.

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