J'ai découvert Sacha Filipenko au cours d'un très intéressant numéro de Thinkerview (avec toutefois des questions un peu poussives du journaliste, qui essayait de comparer les violences policières -incomparables- lors de la répression des gilets jaunes et celles exercées par Loukachenko à ses détracteurs en Biélorussie).


Dans cet entretien, il évoquait déjà Kremulator, et j'avais bien regretté de remarquer qu'il n'avait pas encore été traduit en français : c'est désormais chose faite. le livre est une fiction biographique autour de la figure de Piotr Nesterenko, ancien pilote d'avion, qui s'est retrouvé, suite à une vie rocambolesque faite de trahisons, de désertion, aux commandes du crematorium de Moscou.


Filipenko explique qu'il ne souhaitait pas écrire ce roman, qui lui avait été suggéré par Alexandra Polivanovna, membre de l'ONG Memorial, oeuvrant à la reconnaissance des souffrances vécues au cours de l'époque soviétique notamment. A force de parcourir le dossier de cet ancien exemple de l'Homo Sovieticus, l'auteur s'est retrouvé hanté par le personnage, et y a sans doute vu un moyen de dévoiler que l'empire n'a jamais réellement pris fin, pour reprendre Philip K Dick.


Le roman mêle l'ironie grinçante, le témoignage, les archives, et des points de vues narratifs différents (Nesterenko pendant les entretiens / ses pensées / ses propos directement adressés à sa femme...) avec plus ou moins de réussite. Il en ressort toutefois un objet hybride, peut-être inutilement boursouflé par ce parti pris esthétique qui aurait pu se suffire à un seul spectre, ou du moins, ne pas être aussi appuyé. Cette pléthore peut se comprendre : comment, en effet, raconter une vie qui consistait à "transformer des drames humains en cendres" ?


On y découvre des détails, des légendes urbaines parfois croustillantes, et la manière dont un homme a pu être chargé de brûler des dissidents, de grands hommes, des officiels qui étaient chargés de faire exécuter ceux qu'il avait déjà dû incinérer, comme dans un imparable ballet imparable dans lequel on finit toujours par occuper la place du coupable, et à être jeté dans des camions estampillés "Champagne" avant de connaître son ultime demeure, loin d'être festive.


La lecture en vaut toutefois la peine, pour tous les amateurs d'histoire soviétique et de littérature slave. Certains passages apportent une réflexion bouleversante sur la vie, la mort, le sort de l'individu face au rouleau compresseur administratif soviétique et nous rappellent à quel point la vie est une infinie farce tragique. Ces points de vue multiples confèrent une théâtralité teintée de schizophrénie à l'ouvrage, pour mieux explorer un Enfer rouge, absurde mais bien réel.

Jean-Go
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le 28 févr. 2024

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Gogala I er

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