Le complexe art poétique dostoïevskien

L'Adolescent est tout ce que l'on peut attendre d'un roman de Dostoïevski : bavard, touffu, dense, riche, indigeste, improbable, incompréhensible, profondément russe. Il n'est évidemment pas à l'image d'un grand Crime et Châtiment, ou Karamazov.

Les personnages de Dostoïevski, comme cherche à le rendre Markowicz, sont poussés par un démon de la parole : ils ont ce besoin irrépressible de communiquer, tout en ne sachant pas eux-mêmes exactement ce qu'ils souhaiteraient dire.

On suit donc les premiers pas dans le monde d'un bâtard, qui se rêve en Rotschild, et qui n'a de cesse de parler de sa "grande idée", qu'il ne théorise que maladroitement. Une idée fixe de gloire qui le ronge et qui est son moteur. Dostoïevski développe un personnage soumis au rêve de parvenir, mais qui perçoit toute la difficulté d'advenir : il lui faudrait toute une volonté qu'il ne possède pas.

Tous les événements et les personnages se croisent et s'enchaînent, dans une narration confuse et chaotique, dans une apparence de vaudeville mystique. Dostoïevski a souvent du mal à achever ses histoires, leur ajoute des épilogues, parfois prodigieux, parfois répétitifs. Celui-ci permet de comprendre comment Dostoïevski cherche à communiquer ses interrogations sociologiques et esthétiques. Cette narration fleuve et indigeste trouve un contrepoint très intéressant dans la lettre qui clôt le roman.

Comme si finalement, alors qu'il a longtemps été traduit dans un style XIXe typiquement français, il présentait ses excuses pour la grossièreté apparente de sa prose, du fait d'une beauté qu'il ne peut pas encore saisir, s'exprimant dans le Chaos de son époque, pouvant potentiellement commettre des erreurs d'appréciation. Et plutôt que de se lancer dans une fresque historique, comme son concurrent Tolstoï, permettant à chacun de se retrouver dans une époque observable et concevable et de souhaiter que les chimères du passé soient encore possibles, il choisit au contraire, par la narration d'un adolescent, de chanter l'adolescence des temps inconnus et troubles à venir :

"Je l'avoue, je ne voudrais pas être le romancier d'un héros issu d'une famille fortuite !

Travail ingrat et dénué de belles formes. Et ces types aussi, ils sont encore dans la vie courante, et c'est pourquoi il est même impossible qu'ils soient artistiquement achevés. On peut commettre des erreurs graves, exagérer, passer sans voir. De toute façon, il faudrait deviner bien des choses. Mais que doit faire, pourtant, un écrivain qui ne voudrait pas écrire seulement dans le genre historique et que taraude la nostalgie de l'actuel ? Deviner et... se tromper"

Une dernière formule qui sonne à la fois comme l'essence d'Arkadi, et comme une réflexion sur l'art poétique de Dostoïevski, rarement exprimée aussi nettement au cœur de son œuvre, du maître qui cherche à donner un écho harmonieux à la géniale cacophonie de son style.

Jean-Go
8
Écrit par

Créée

le 1 juil. 2023

Critique lue 53 fois

2 j'aime

Gogala I er

Écrit par

Critique lue 53 fois

2

D'autres avis sur L'Adolescent

L'Adolescent
Bobbysands
8

L’Adolescent, L’Age d’or démystifié

Avec l’Idiot, l’Adolescent est certainement un des romans les plus complexes de Dostoïevski. Il n’en reste pas moins un des plus riches et des plus symboliques. Construit sur les ruines de son...

le 18 mai 2017

7 j'aime

1

L'Adolescent
ngc111
7

Critique de L'Adolescent par ngc111

L'adolescent est la confession d'un jeune homme ayant vécu de drôles de choses et c'est aussi l'un des romans les plus déroutant de Dostoïevski, l'un des plus inabordables peut-être aussi tant les...

le 23 juil. 2018

5 j'aime

3

L'Adolescent
Jean-Go
8

Le complexe art poétique dostoïevskien

L'Adolescent est tout ce que l'on peut attendre d'un roman de Dostoïevski : bavard, touffu, dense, riche, indigeste, improbable, incompréhensible, profondément russe. Il n'est évidemment pas à...

le 1 juil. 2023

2 j'aime

Du même critique

Leviathan
Jean-Go
8

Prometteur !

Un manga prometteur, dans un huis clos morbide à la croisée des chemins entre Alien et Sa majesté des mouches. Une équipe de pilleurs de vaisseaux explorent l'épave ancienne et endommagée du...

le 17 janv. 2022

3 j'aime

Les Effinger
Jean-Go
9

Critique de Les Effinger par Gogala I er

Les Effinger retrace la vie d'une famille juive berlinoise sur un siècle. Il ne s'agit pas d'un roman qui ne s'intéresserait qu'à la judéité : c'est une exploration de la façon dont le temps passe, à...

le 5 janv. 2024

2 j'aime

The Nice House on the Lake, tome 2
Jean-Go
9

Critique de The Nice House on the Lake, tome 2 par Gogala I er

Ce tome 2 s'ouvre pas une redistribution des cartes par rapport au premier, à une sorte de RESET, qui peut surprendre le lecteur qui se demandera peut-être s'il a manqué un épisode, mais le...

le 3 août 2023

2 j'aime