Unique (court) roman de Lovecraft, manifestement plus à l'aise avec le format « nouvelle »: franchement, il y a du bon et du moins bon. Tout d’abord, les détails pleuvent sur le récit comme l'alcool dans une soirée universitaire: obsédé par la volonté de crédibiliser son intrigue, Lovecraft s'est de toute évidence particulièrement documenté, notamment pour la première partie qui se passe au XVIIIème siècle et nous présente le sombre personnage de Joseph Curwen. La deuxième partie, ensuite, se déroule au présent et nous raconte la manière dont le jeune Charles Ward, descendant de Curwen, s'y est pris pour découvrir les secrets de son ancêtre. Ici aussi, le lecteur est allègrement bombardé de détails qui ne nous cachent rien de cette très longue et minutieuse enquête. Enfin, la troisième partie est consacrée à... l'enquête, oui encore, du médecin de Ward qui cherche à découvrir la raison pour laquelle ce dernier semble avoir brusquement plongé dans la folie. Je ne spoile rien, cette information est dévoilée dès les premières lignes du roman, dans un effet de style désormais bien connu de l'auteur de Providence.

Tout ceci pour dire que la volonté de bien faire de Lovecraft est si évidente qu'elle en devient exagérée: le récit est régulièrement ralenti par une multiplication de précisions qui dévoilent certes toute l'érudition de l'auteur (comment ne pas être impressionné par sa description de Providence, sa propre ville transférée avec réalisme dans son univers romanesque ?) mais qui finissent par lasser par leur lourdeur et leur répétitivité le plus patient des lecteurs. Surtout que, suprême défaut de cette oeuvre, le suspens qu'on était en droit d'attendre d'un tel récit est désamorcé pratiquement dès le début ! En effet, une citation dévoilant la clé de tout le mystère figure en en-tête du roman et répond directement à toutes les questions posées dans le prologue (et qui peuvent se résumer par « Mais pourquoi Charles est-il devenu fou ? »). Et si jamais on n'avait pas encore compris à ce moment, la citation revient dans le texte un peu plus tard d'une façon qui ne laisse plus aucun doute quant au noeud de l'intrigue. Pcchh, le ballon de l'horreur se dégonfle ! Dès lors, la tentative de Lovecraft de disséminer d'autres indices extrêmement peu subtils environ à chaque paragraphe devient aussi tragique que vaine. Pire, elle finira par énerver à peu près n'importe quel lecteur qui dispose forcément de dix coups d'avance sur le médecin enquêteur, pauvre hère plein de bonne volonté et d'intelligence qui ne comprend pourtant le fin mot de l'histoire qu'après avoir été presque noyé sous les évidences. Vraiment insupportable !

Malgré toutes ces maladresses, « L'Affaire Charles Dexter Ward » a quelque chose de fascinant qui ne s'explique pas. Une espèce de cohérence innommable avec le reste de l'oeuvre de Lovecraft, un parfum miasmatique aussi écœurant qu'hypnotique et une vague terreur. Quelque chose qui ne se situe pas mais qui habite ce texte, habillant ses mots d'une aura capiteuse qui nous donne envie de retourner encore et encore dans cet univers plein de macabres promesses. C'est la magie de Lovecraft, inhérente même à ses travaux qu'il jugeait les moins réussis (un peu embêté avec cette histoire, il ne fit effectivement pas beaucoup d'efforts pour la faire publier ): faire partie d'un tout cosmique qui nous dévore, tels les esprits vampiriques des nuits de démence des premières heures de l'humanité.



Ma critique de l'oeuvre intégrale de Lovecraft: http://www.senscritique.com/livre/OEuvres_de_H_P_Lovecraft_tome_1/critique/7234570
Amrit
7
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le 11 avr. 2013

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Amrit

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