Je ne connaissais pas Marguerite Duras, et en avais lu beaucoup de bien comme beaucoup de mal, d'ailleurs. Il faut dire que son style et son sujet ont de quoi horripilé les plus grands défenseurs de la culture littéraire française : un style qui ne s'embarrasse pas vraiment de la syntaxe et de l'orthodoxie romanesque, et un sujet qui n'est d'autre que la vie de Marguerite Duras, sans que l'on sache même si c'est vraiment la vérité qu'elle nous conte. Quoiqu'il en soit, s'il est concevable de détester le livre, L'amant reste un classique de la littérature dont on doit reconnaître, au moins en partie, l'innovation spectaculaire. Marguerite Duras se souvient. Elle rêve à ce passage sur le bac sur le Mékong, dans l'Indochine encore française, à quinze ans et demi. Elle raconte son rapport complexe à sa famille, à sa mère, à ses frères. Elle décrit son premier amant et amour, un fils de notable chinois, avec qui elle couche presque chaque soir pour contribuer aux recettes de sa famille. Quel drôle d'objet littéraire que l'on a dans sa main. Et il est vrai que le livre a tout d'une rêverie ou d'un songe : la narration est déstructurée, le présent se mêle au passé, les approximations sont nombreuses, les incohérences aussi. Une longue sensation quasi psychédélique se dégage de cette narration en forme de poulpe, dont chaque tentacule renvoie à un élément central : cette traversée du Mékong à quinze ans et demi. La narratrice voit, de son point de vue, à soixante-dix ans à Paris en 1984, tout ce qui lui rappelle cette époque, en l'idéalisant, et ce point de vue, serti de doutes et d'oublis, de rajouts et d'ennui, se fait presque essentiel à la compréhension, ou tout du moins à l'appréhension du roman. Dans la jeunesse de la narratrice, "elle", se retrouve toute la vieillesse du "je", à un point telle que le "elle" contient déjà en son essence même, en puissance, et en même temps, toutes les caractéristiques du "je". Cette absence des lois fondamentales romanesques que sont le pacte autobiographique, le rapport cause-effet, les règles syntaxiques rend possible confusément une sorte de roman-rêve, se comportant en tout point comme un esprit humain quand il se remémore, avec toute l'imperfection de cet esprit, les sensations d'une vie ancienne.
Le style, qui parait déstructuré, est en réalité très travaillé. L'auteure se moque des règles de syntaxe, et écrit comme on parle. En vérité, c'est évidemment fait exprès, et cela était au moins à l'époque une innovation qui valait son pesant d'or. Aujourd'hui, cette méthode d'écriture est devenue d'une banalité tellement affligeante que de nombreux écrivains contemporains, non seulement écrivent comme ceci, mais sans le faire exprès, par pur manque du compétence stylistique. Si Marguerite Duras utilise son talent stylistique pour créer un style d'une médiocrité artistique, ses successeurs, et ceux qui s'en réclament, sont d'une médiocrité réelle et assumée. Le "nouveau roman", qui a accouché de romans géniaux, a également enfanté et rendu possible les pires abominations littéraires, et notamment ce style aseptisé et oralisé qu'utilisent de nombreux auteurs encore aujourd'hui. Cependant, il faut reconnaître que l'Amant est un beau roman sur le passage à l'âge adulte, à l'âge de la vieillesse, à la réflexion sur le souvenir, le rêve et la passion. Il pose un regard sans concession et sans pudibonderie sur le cynisme de la sexualité et du dépucelage. Il montre une France lointaine, morte comme ce petit frère, dans une Indochine fantomatique. Il dévoile le rapport violent et agressif de la narratrice à sa famille : cette mère intolérable et splendide, ce frère tyran et sanguin, comme un père de substitution, et ce petit frère, cette petite chose morte, qui a fait découvrir à la narratrice sa mortalité, d'autant plus à la veille de sa mort. Les pages finales du roman sont d'une tristesse infinie, et d'une beauté poétique et émouvante. Le livre doit se lire dans un temps plutôt resserré, et nous porte dans un rêve lointain et si étrange, où les lois de la physique, comme celle du temps et du style, n'existent plus vraiment.