Splendeurs et misères de l'humaine condition

Scénariste et écrivain, auteur (notamment) des très beaux La petite fille de Monsieur Linh et Les âmes grises, Philippe Claudel est un auteur dont la plume sensible, élégante et émouvante me touche immensément.


L'événement-cadre de ce livre, c'est la perte du meilleur ami de l'auteur, Eugène, un être vraisemblablement fascinant, pour qui vie et littérature ne faisaient qu'un. A la faveur de ce départ causé par un cancer dévastateur, Philippe Claudel revient sur la trace qu'a laissée en lui cet ami. Constitué de flash-back et de souvenirs épars, le récit, s'il demeure hanté par l'insoluble question de la mort, est avant tout un merveilleux hymne à la vie.


Le livre démarre d'ailleurs par l'évocation d'une lointaine tribu d'Indonésie qui a pour coutume de confier le corps des bébés décédés aux arbres, plaçant les petits êtres en leur sein pour qu'ainsi, l'arbre puisse l'absorber et lui redonner une seconde vie. J'ai trouvé ce démarrage très poétique et riche de réflexions existentielles sur nos pratiques mortuaires occidentales.


Le livre se poursuit, sans trame narrative fixe, sur des considérations sur l'art - cinéma et littérature en tête - sur l'amitié, mais aussi sur le corps vieillissant ou malade avec lequel, un jour ou l'autre, chacun d'entre nous devra cohabiter. Philippe Claudel a également longuement interrogé des médecins, avec en tête des oncologues (euphémisme pour désigner les cancérologues - l'auteur souligne bien cet intéressant glissement sémantique cherchant à atténuer la violence du mot).


Face à l'imprévisibilité de l'irruption d'un cancer, que penser ? A quel ciel, à quel saint se vouer ? En dehors des causes "connues" (mais non suffisantes) de ce mal, quelle malédiction, quel sinistre hasard président à son apparition ? Tous ceux qui ont, de près ou de loin, été touchés par cette calamité dévoratrice se retrouveront dans les questionnements de l'auteur qui, s'ils ne trouvent pas forcément de réponses, ont au moins le mérite d'ouvrir, délicatement, la voie à la réflexion.


L'arbre du pays Toraja est un bouleversant témoignage qui évoque à grands traits sensibles l'écriture, les influences artistiques, le cinéma, le vieillissement mais aussi l'amour, présent à toutes les pages comme un écho à son ami disparu mais aussi pour parler des femmes aimées. Plusieurs fois, l'auteur m'a rappelé les tourments sentimentaux d'un Lionel Duroy, également en proie aux plus vives interrogations quant à la vie de son coeur.


Un livre que j'ai dégusté lentement, savourant la prose sensible, méditative et si humble de Philippe Claudel, repensant dans la journée à ses délicates tentatives de sonder le mystère de notre finitude...


Le texte s'achève sur l'une des plus jolies pages qu'il m'ait été donné de lire, véritable ode à la vie, à l'amour, au recommencement... malgré tout.



A quoi songe-t-elle en me voyant ainsi de dos, me détachant sur la fenêtre, sur le ciel de novembre où passent des nuages gravides des pluies qu'il réservent à d'autres paysages ?
Je l'imagine les deux mains posées sur son ventre qui commence à s'arrondir, cherchant sous sa paume les mouvements intérieurs, lents et parfois saccadés, de la petite créature encore endormie, yeux clos, flottant dans une sorte d'apesanteur au sein d'un liquide obscur et chaud, vierge de toute mémoire, de toute émotion et de toute douleur, et en laquelle la miraculeuse conjugaison du vivant a marié nos deux êtres distincts ?
Il me semble désormais que je n'aurais plus d'autre âge que le sien, et qu'oubliant mon corps, oubliant qui je suis, oubliant mes maux et mes hésitations, mes erreurs, mes blessures, je serai tout à elle, afin qu'elle puisse vivre, aimer, rire, s'éblouir et grandir jusqu'au ciel.


BrunePlatine
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le 31 mai 2016

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