Dès la première page, une voix vous interpelle : c'est la voix du gêneur, de celui qui va placer discrètement un petit caillou dans votre chaussure. Au début, vous ne sentirez rien ou pas grand-chose. Et puis, au fil de la journée, vous vous mettrez à avoir mal puis à boiter. Il vous faudra vous asseoir, prendre le temps de retirer le caillou qui blesse et qui empêche d'avancer. Vous n'en avez pas envie car vous avez d'autres affaires bien plus importantes en vue. Mais le caillou roule, d'avant, il passe en arrière, abîmant maintenant votre talon.
Enfin, vous cédez, vous ne pouvez plus avancer…
Ce caillou, c'est le livre de Philippe Claudel et c'est l'effet qu'il a produit sur moi depuis que j'en ai achevé la lecture.
Laissez-moi vous expliquer.
C'est une histoire qui nous est contée, une parabole : il était une fois une île sur laquelle on ne vivait pas trop mal. Un maire, un docteur, un instituteur, un curé, une vieille femme, des pêcheurs, des enfants s'y croisaient chaque jour. Ils étaient heureux, en paix, entre soi.
Bien sûr, on est un peu loin de tout mais n'est-ce pas là au fond le prix de la tranquillité ? Et puis, les vignes donnent un vin merveilleux, les oliveraies et les vergers de câpriers offrent des récoltes généreuses. Bon, c'est vrai, ce n'est pas tout à fait le paradis terrestre : il y fait un froid glacial l'hiver et une chaleur écrasante l'été, un volcan menace chaque jour de cracher du feu mais pour le moment, je veux dire, avant que la tragédie commence, tout va bien, enfin, pas trop mal.
Or, un jour, tandis que la vieille femme promène son chien sur la plage, elle voit au loin trois formes qu'elle n'identifie pas. Du bois flottant déposé là par la marée ? des bidons ? Peut-être. Elle est vieille et n'y voit plus très bien. Elle s'approche. Ce sont des corps. Morts. Des corps d'hommes noirs et jeunes. Le maire est averti, le médecin arrive. L'instituteur qui courait ce matin-là aussi est présent. Ils regardent les trois corps morts.
Que faire ?
Vous feriez quoi, vous, de trois corps morts ?
Selon votre fonction, vous ne feriez certainement pas la même chose. Et c'est bien là le problème…
Dans son dernier roman, Philippe Claudel se livre à une expérience : dans son laboratoire, la cage a la forme d'une île et les rats ressemblent à des hommes. La main de l'auteur-laborantin a introduit quelque chose de nouveau dans la cage. Certains hommes-rats rongés par le stress et la peur courent désespérément sur leur roue pour s'étourdir tandis que d'autres, apparemment plus calmes, poursuivent leur petite vie pépère, mangent de bon appétit, copulent puis s'endorment. Seul leur sommeil agité laisserait penser qu'ils sont un peu tendus eux aussi.
Comment réagit-on face à l'impensable, l'inacceptable, l'intolérable ?
Êtes-vous du genre « la tête dans le sable » ou bien gardez-vous la tête haute pour regarder les choses bien en face ?
Si vous appartenez à la première catégorie, L'Archipel du Chien vous fera passer, que vous le vouliez ou non, dans la seconde.
En effet, ce roman nous place devant nos responsabilités, nous tire de notre silence. 
Car nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas. Parce que nous savons.
Oui, nous savons que plus de 16 000 migrants ont disparu en mer Méditerranée depuis 2013 en cherchant à atteindre l'Europe. « Comment les siècles futurs jugeront-ils notre temps ? » accuse la voix du gêneur qui poursuit sa route : « Je vais disparaître. Je vous avais promis de n'être que la voix. Rien d'autre. Tout le reste est humain et vous concerne. Ce n'est pas mon affaire. »
En effet, c'est devenu la mienne, cela deviendra la vôtre, inévitablement.
Vous verrez, ce n'est pas facile de marcher longtemps avec un caillou dans la chaussure, si petit soit-il, si patient ou si occupé soit-on. On a beau vouloir l'oublier, il nous rappelle toujours à l'ordre. Discrètement mais sûrement.
C'est le fait des livres forts : ils vous condamnent à « une éternelle lucidité ».
Je ne sais pas si je dois vous remercier Monsieur Claudel. Si le bonheur réside dans l'oubli, je peux dire que votre livre ne m'a pas rendue heureuse.
Non, il m'a ouvert définitivement les yeux que je faisais en sorte de ne garder qu' entrouverts et il m'a forcée à rester éveillée.
Depuis, je boite, j'ai mal à ma conscience.
Je vais devoir enlever ma chaussure et balancer le caillou.
Je ne sais pas quelle forme cela va prendre mais en recommandant ce livre, je sais déjà que je suis sur la bonne voie.


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le 20 mars 2018

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