Nés de la crise agraire dans un pays resté en marge du développement industriel de l’Europe, grèves et anarchisme secouent l’Espagne depuis longtemps déjà, lorsqu’au début des années trente, l’état d’urgence est décrété, puis le roi forcé à l’exil. Jusqu’ici demeurés à l’écart de l’agitation, les paysans du delta de l’Ebre, au Sud de la Catalogne, continuent encore de subir la férule quasi féodale des Ibáñez, propriétaires omnipotents des rizières. Mais un drame de trop, provoqué par les brutales iniquités de doña Serena, la Marquise, et de son cruel fils Carlos, met le feu aux poudres. Et pendant que la guerre civile finit par s’emparer aussi de ces paisibles lagunes où elle a grandi en sauvageonne, la jeune Toya n’a bientôt plus de cesse que de rejoindre les combattants de la liberté et de venger les siens.


Commencée dans l’innocence au simple rythme des saisons, entre les savoureux fumets dont sa mère emplit les cuisines du château et le bruissement dans la brise saline des épis de riz qui étalent de vastes aplats ocres sous la brûlure d’un soleil ardent, l’enfance de celle que l’on surnomme affectueusement la « pequeña salvaje » se déroule au plus près d’une nature qu’elle absorbe par tous ses pores et dont chaque page du roman exhale les parfums et les couleurs. Avant que l’Histoire et ses soubresauts ne viennent souffler la tempête, c’est donc toute une géographie, qu’en une vivante peinture, la narration se plaît à nous faire ressentir avec la même viscéralité que ses personnages.


Dans ce décor, le temps semble n’avoir aucune prise. Traités comme du bétail par une aristocratie propriétaire de toutes les terres, soutenue par l’Église et proche du pouvoir militaire qui commence à multiplier les tentatives de coup d’État contre la toute jeune République, les paysans vivent quasiment comme les serfs d’autrefois, misérablement exploités et maltraités, sans défense ni droits. Laurine Roux excelle à mettre en scène la morgue et la cruauté des uns, bientôt supplantées par la peur et la violence aveugle, alors qu’harassés et impuissants, les autres subissent en silence, laissant grandir la colère et la haine qu’une étincelle d’espoir, rapportée par l’instituteur et son ami avocat d’une Barcelone en plein affrontement entre nationalistes et républicains, finit par transformer en vague révolutionnaire. Alors, avant qu’une répression sanglante ne s’abatte définitivement sur les insurgés, se déploie le temps compté d’une liberté et d’un espoir de justice sociale, portés par l'anarchisme et par la collectivisation des terres.


Le désenchantement sera à la hauteur du rêve, anéanti par la dictature, les exécutions et l’emprisonnement. Toya, qui aura vu mûrir puis flétrir l’espoir en même temps que l’amour, n’oubliera rien de ses passions et de ses idéaux. Elle en portera éternellement le deuil, sous la forme de ces bouquets d’oeillets sur lesquels s’ouvrent le récit, obstinément déposés au même endroit, en bord de route, en un geste qui la fait passer pour folle.


Un récit magnifique et poignant, où les fantômes de l’Histoire espagnole s’incarnent en quelques personnages forts et inoubliables, au fil d’une narration aux phrases courtes et aiguisées, sans dialogues, dont l’aspect rétrospectif ajoute au sentiment de fatalité tragique. Coup de coeur.


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Cannetille
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le 12 avr. 2023

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