L'Aveuglement
7.8
L'Aveuglement

livre de José Saramago (1995)

Encore un très grand livre me confirmant (s'il en était besoin) l'immense talent de José Saramago, mon engouement pour cet auteur et son style si particulier.
Point de préambule dans ce roman qui démarre dès les premières lignes sur les chapeaux de roues. Nous sommes arrêtés à un feu rouge, dans une ville quelconque dont le nom ne sera jamais prononcé (et dont on se moque éperdument de toute façon, le sujet n'est pas là.) Le feu s'éternise comme toujours ; ils sont toujours trop longs et les automobilistes qui patientent avec le lecteur semblent également le penser. Alors imaginez leur réaction lorsque le vert apparaît enfin et que la voiture de tête ne démarre pas. Quel est ce con qui obstrue le passage et leur fait perdre un temps précieux ? Ca klaxonne à tout va, ça râle, ça insulte tant que ça peut. Mais dans sa voiture, le conducteur est agité et il n'a de cesse de crier les trois mêmes mots : « Je suis aveugle, je suis aveugle ! »
Enfin des passants interrompent leur vie trépidante l'espace d'un instant pour écouter cet homme qui déclare ne plus rien voir. Subitement, sans aucun signe avant coureur, il a perdu la vue pour plonger, non pas dans une cécité noire, mais au contraire dans un brouillard opaque et blanc, très lumineux, un « lac de lait ». Un bon samaritain se met au volant de la voiture et raccompagne l'homme chez lui. L'aveugle dégouline de reconnaissance mais le philanthrope n'en ai pas un : il « oublie » de restituer les clés à son propriétaire et repart avec le véhicule devenu de toute façon inutile à l'homme qui avance désormais les bras tendus devant lui. L'épouse, lorsqu'elle rentre, trouve son mari en plein désarroi et conduit ce dernier chez un ophtalmologue qui se révèle incapable de poser un diagnostique : pour lui tout va bien, les yeux sont en parfait état. La cécité (dont il ne doute pas) reste inexplicable.
L'intrigue évolue aussi rapidement que de nouveaux cas apparaissent, tout aussi brutalement que le premier cas. Le voleur de voiture est touché à son tour, puis l'épouse, le chauffeur du taxi qui a véhiculé le premier malade jusqu'au cabinet médical, les patients qui attendaient dans la salle d'attente du médecin, le médecin lui-même... Plongé à son tour dans le « mal blanc », le professionnel ne manque pas de réagir en professionnel : il garde la tête froide, prend conscience de la contagion et s'empresse d'alerter sa hiérarchie du danger qu'il pressent. L'administration est prompte à évaluer la gravité de la situation. Les malades sont rapidement placés en quarantaine dans un vieux bâtiment ayant, jadis, hébergé un asile d'aliéné : sale, délabré, sordide mais dont il est difficile de s'échapper et aisé à surveiller. L'armée en prend le contrôle et campe devant le portail barricadé afin de tuer dans l'œuf tout projet d'évasion que pourrait imaginer les pensionnaires dont le nombre augmente rapidement.
A l'intérieur du bâtiment, on tente de s'organiser tant bien que mal. Mais les choses se gâtent et on assiste impuissant à l'établissement d'un état indépendant, sans contrôle extérieur. En parallèle, le monde extérieur sombre un peu plus à chaque nouveau cas. La nouvelle société édicte ses propres règles, basées essentiellement sur la dure loi du plus fort. L'homme est un loup pour l'homme. Pour pimenter encore un peu son récit, Saramago laisse la vue à une personne : la femme du médecin qui sera toujours désignée à l'aide de cette périphrase et dont nous ne connaitrons jamais le prénom. Elle sera le témoin oculaire et unique ces évènements. C'est à travers ses yeux que nous verrons, à l'aide de ses mains que nous tenterons d'apporter un peu d'aide à ces aveugles livrés à eux-mêmes.
Au cours de ce roman parfois très dur, nous assisterons impuissant à la déchéance de cette micro société. Aux côtés des plus faibles, nous serons les victimes des bourreaux sans scrupules qui existent partout (mais qui restent la plupart du temps dans l'ombre, dont les « talents » demeurent inexploités, inhibés par une société structurée et qui se révèlent subitement au grand jour dans toute l'horreur d'un évènement exceptionnel). Avec ces faibles nous serons humiliés, mis plus bas que terre, maltraités, violentés, outragés (quelques passages crus, volontairement odieux et assez difficiles). A la douleur physique s'ajoutera la honte que nous éprouverons à rester sans réaction, à nous habituer à cette horreur révoltante, à tolérer l'intolérable. Les humains ont disparus et sont revenus à leur condition bestiale, primitive (dans les deux sens du terme). Toutes traces de civilisation ont disparu.
Opprimez un homme durant des jours, des semaines, des mois : il n'aura pas de réaction jusqu'au jour où, inexplicablement, une étincelle de révolte s'allumera en lui pour repousser ce qu'il pensait devoir subir jusqu'à la fin de ses jours. Nos bêtes vivront également cette réaction vitale, cette dernière réaction dictée par un ultime soubresaut d'instinct de survie qu'on croyait disparu. L'ultime étincelle avant la mort. Etincelle qui deviendra brasier.
Un livre magnifique, mais au ton bien plus grave que celui des Intermittences de la mort et a fortiori du Voyage de l'éléphant beaucoup plus légers. Un livre souvent difficile dans lequel l'être humain est mal mené puis avili. J'ai assez mal vécu certaines scènes de grande violence et n'en suis pas sorti indemne. Saramago a ôté la vue à ses personnages mais n'épargne aucun détail à son lecteur devenu voyeur malgré lui. Que de fois aurais-je aimé détourner le regard.
D'autres passages sont empreints d'humour parfois hilarant, d'espoir. Le tout merveilleusement écrit dans le style dense et inimitable de l'auteur.
Une perle à ne pas mettre, toutefois, entre toutes les mains.
BibliOrnitho
9
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le 19 juin 2012

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