Petit livre étrange, Schlemihl est connu pour l'apparition de ce terme de l'imaginaire juif dans la littérature et pour son argument: un homme vend son ombre. Il serait du dernier ridicule que j'analyse l'humour juif présent dans la figure du schlemihl ou la réécriture de Faust avec mes faibles moyens; je ne vais vous donner que les quelques éléments saillants que ma lecture entrecoupée de braillements de nourrisson m'a fait sentir.
Le diable auquel a affaire Peter est proche de celui du tout début du Maître et Marguerite: un diable affadi, grisé (comme on parle de zone grisée) par la modernité, et pourtant directement inquiétant par les démonstrations magiques que le narrateur est le seul à voir. Ce personnage s'approfondit d'un discours qui, s'il roule tout de même sur des questions morales, est prioritairement machiavélique: si le héros vend son âme, il pourra faire le bonheur de l'être qu'il aime et punir le méchant, ce qui est plus intéressant que de jouir d'une chose inutile de son vivant. J'ai beaucoup aimé ce diable sans panache mais retors, sorte de maître chanteur affable et parfois moqueur sans méchanceté.
La perte de son ombre met Peter au ban de l'humanité de façon très concrète. En général, dans ce court récit, les personnages qu'il rencontre ne s'aperçoivent de sa "différence" qu'à retardement, et réagissent tous avec dégoût: aucun ne s'enfuit d'épouvante, mais tous (à l'exception de l'homme de confiance) identifient ce manque comme un mauvais signe. Peter fournit toujours des explications naturalistes enfantines (un homme a marché sur mon ombre et s'est décollée, j'ai eu une grave maladie, etc.), en vain. Cette douceur de la malédiction est très originale, et je ne vois pas à quoi la comparer.
Le diable offre à Peter, en échange de son ombre, une bourse inépuisable; certes, il s'agit là de l'échange du pouvoir contre la normalité (et le plaisir du jour), mais ce ne sera pas le seul objet magique: suivent un nid-d'oiseau (qui rend invisible) et des bottes de sept lieues. Ces trois objets proviennent tous de contes bien connus et identifiables, et sont reçus par le narrateur comme tout naturels; d'ailleurs, le trouble qu'il ressent en rencontrant l'homme en gris provient non pas de ses prodiges, mais surtout de la cécité de ses compagnons. Les objets magiques sont des sujets d'émerveillement mais pas d'interrogations; sitôt apparus, ils jouent leur rôle dans le drame humain que vit le narrateur, regrettant son ombre (son humanité) et ne pouvant se résoudre à quitter sa puissance. Ce sont des facilitateurs de récit, celui de Chamisso étant davantage moral que les contes. Toutefois, les pages exprimant la découverte des pouvoirs des objets, surtout les bottes de sept lieues, sont merveilleuses, dans tous les sens du terme.
Pourtant, ces éléments merveilleux se trouvent dans une atmosphère romantique, dans ce romantisme allemand qui fait de la science le paradigme dominant du bonheur (pour caricaturer: la part Aufklärung du Sturm und Drang). Le livre s'ouvre sur une note technique concernant la physique de l'ombre et se clôt par une apologie de l'explorateur naturaliste. Peter résout son conflit avec l'humanité en la fuyant (l'allusion aux ermites est explicite) pour se réfugier dans la Nature; là, on est en plein romantisme post-rousseauiste; mais là où Chamisso pousse un peu plus loin, c'est que cette fuite est définitive (une sorte d'aventure épilogue montre que Schlemihl pourrait revenir sans problème de son exil) et dédiée au progrès de l'humanité, puisque le narrateur confie le résultat des ses recherches à l'université de Berlin. Le malheur de quelques-uns fait le plus grand bonheur de tous...
Le style d Chamisso est à l'image de ce curieux mélange de Lumières, de romantisme, de scientisme naissant et de merveilleux de contes: une phrase élégante fait se côtoyer poncifs sentimentaux et maîtrise dramatique, exprimant sans appuyer le trait l'étrange tragique de cette histoire.
Surestimé
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le 9 mars 2011

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