Revigoré par la lecture d'un extrait du livre "Pourquoi lire" de Charles Dantzig, j'ai décidé de me plonger, tête en premier, dans la profonde immensité de cette odyssée qui est L'homme sans qualités d'où je ne me suis pas, bien entendu, sorti indemne.


Il n'est pas aisé de définir ni de résumer l'oeuvre colossale de Musil. Ce roman torrentiel est l'incarnation pure et dure du génie humain.
Inachevé -inachevable-, mais plein. Il est complet. L'auteur s'y est consumé, et le feu de son génie anime plus qu'il ne brûle. Les idées ne sont qu'un crépitement dans l'âtre de l'esprit.


Musil a dépensé une vingtaine de ses 61 ans vécus pour élaborer ce monument littéraire via lequel, comme un sismographe, il détecte avec une précision chirurgicale le désenchantement d'une civilisation, les mouvements qui ont précédé et suivi le glissement dans l'ère millénaire. Il prétend avoir pour principe de "choisir de minces coupes de vie qu'il modèle en profondeur et donne à sa description du monde une ampleur universelle."


Musil dont le poète et traducteur français Philippe Jaccottet dit qu'"il est un sceptique, partagé entre sa fascination pour la science, la rationalité et la poésie, et même la mystique", se retrouve dans L'homme sans qualités en quête d'un idéal qui s'éloigne, voire se dissout à mesure qu'il s'y approche.


La trame narrative qui confie au roman une étendue romanesque n'est en vérité qu'un prétexte pour permettre à l'auteur de déployer ses ailes d'essayiste; ailes de géant, à l'image de l'Albatros baudelairien, qui toutefois l'empêchèrent d'achever son dessein titanesque.
Musil traite de tout dans ce roman : culture, antisémitisme, art, morale, psychologie, crime, jurisprudence, âme, Dieu, passions et sentiments (le journal d'Ulrich), etc.


Pressé par son père qui veut le faire sortir de son oisiveté provocatrice, Ulrich doit se présenter chez Son Excellence le comte Leinsdorf où il est déjà attendu pour s'impliquer dans une grande Action sociale et humanitaire à l'occasion du jubilé de l'empereur d'Autriche-Hongrie François-Joseph I.


Ulrich s'engage dans le cercle de Diotime Tuzzi, sa cousine, chez qui se passent les réunions pour décider de l'avenir de la Cacanie (l'empire Austro-Hongrois). Ulrich incapable de se décider, il s'y engage finalement rien que pour sauver Moosbrugger, l'énigmatique assassin, mais innocent, pour qui Ulrich éprouve de la compassion.


On suit donc le cheminement de pensée d'Ulrich, "le chevalier de l'amour", le plus complexe des personnages que j'aie jamais lus; neutre, oisif non pas par manque de vigueur ou par paresse, mais par intelligence. Il est l'homme sans qualités. Le socle sur lequel repose l'édifice de cette oeuvre. Il est le pendule qui oscille entre deux mondes et qui refuse toute équillibre.
Loin du rétrécissement du "je", il vit dans l'ampleur du "on". Son être n'est pas heideggerien, il est musilien.


Les personnages de ce roman sont d'une profondeur abyssale. Chacun est un maillon à part d'une chaîne infinie. Moosbrugger, l'intriguant assassin, toujours pointé du doigt, objet de manigances politiques. Il représente le martyre de la justice, la déficience intellectuelle.


Arenheim, figure principale de la première partie, représente l'aristocratie capitaliste et de ce fait s'oppose au jeune Hans Sepp qui représente quant à lui l'esprit révolutionnaire et nationaliste-socialiste.
Diotime, son mari le sous-secrétaire Tuzzi, le général Stumm, le Comte Leinsdorf, le directeur de banque Fischel, Lindner (Meingast), tous forment un cercle dont les traits distinctifs sont dilettantisme et vacuité. On traite de tout pour aboutir à rien.


Clarisse, l'hermaphrodite, éprise jusqu'à l'os de la musique wagnérienne, est pour moi le personnage qui confie au roman ce dont on a l'habitude d'attribuer à Dostoïevski, cette fièvre de la conscience qui conduit inéluctablement à l'aliénation. Elle est l'idéal nietzschéen avorté.
Et puis Agathe, la soeur d'Ulrich, dont l'apparition dans la deuxième partie, après la mort du père, a fait glisser l'oeuvre dans une dimension rocambolesque. Iconoclaste, provocatrice, sensuelle et farouchement belle, elle entretient avec son frère une relation à la fois quasi-incestueuse et mystique. C'est une poésie qui se permet tout. Agathe est une diatribe sulfureuse contre la doxa qui constitue le soubassement de la société viennoise d'avant la guerre.


L'homme sans qualités est une critique de l'intellectualisme vaniteux, de la décadence disciplinée d'une époque, de la rationnalisation de l'irrationnel, d'une bourgeoisie affligée de romantisme social. Pour avoir un tableau qui s'étale sur 2300 pages, Musil a développé une technicité d'écriture inégalable propre au roman essayiste dont il est le représentant parfait.


Toute tentative d'approcher exhaustivement cette oeuvre inépuisable semble vaine car L'homme sans qualités est un océan qu'il faut, pour sonder ses intimes profondeurs, se laisser emporter par son agitation.


Nabil BenCh

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le 11 mai 2020

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DÆDALUS

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