L'Ignorance
7.4
L'Ignorance

livre de Milan Kundera (2003)

L'Ignorance pourrait apparaître comme une méditation romanesque sur l’exil et la nostalgie. Au moins, au premier abord. En effet, un lecteur familier de l’œuvre de Kundera, saura qu’il ne s’agira ici pas d’une simple description des phénomènes d’exil, présents ou passés. Il ne s’agira pas non plus d’une exaltation de la nostalgie en tant qu’absence de la mère patrie.


Ainsi, quiconque serait familier avec l’œuvre de Kundera s’attendra évidemment à voir ces thématiques questionnées, relativisées, sinon désacralisées. À la différence du personnage de L'Odyssée, l’Ulysse moderne vit un exil en paix ; son retour à Ithaque s’effectue à reculons, sous le poids des conventions sociales qui le poussent à retourner dans des lieux qu’il doit aimer. Il en est ainsi d’Irena qui retourne à Prague contrainte par son amie Sylvia, de Josef qui s’y rend pour satisfaire la dernière volonté de sa défunte épouse. Ces deux personnages, autour desquels gravite l’action romanesque, remontent le fil de leur émigration et tentent d’enjamber le fossé qui sépare présent et passé.


Kundera, à travers eux, s’interroge : que reste-t-il d’une vie laissée pendant vingt ans en suspens ? Dans un monde désacralisé, en prise avec un temps qui défile sous leurs pieds, quel sens les personnages peuvent-ils conférer au retour dans un pays qu’ils ont fui ? Comment Irena et Josef qui tous deux n’ont "aucune affection pour ce passé qui impuissamment transparaît ; aucune envie de retour" vont-ils vivre l’expérience de ce nostos qu’ils redoutent ? Telles sont les questions qui parcourent l’œuvre et qui permettent à l’auteur de dérouler une pensée plus générale sur l’existence moderne.


En effet, l’exil sert de prétexte à un questionnement sur la valeur métaphysique de l'exil. Dans L'Ignorance, les personnages ici n’ont nul besoin d’être partis pour connaître l’exil : l'exil y est avant tout existentiel et métaphysique. Chaque personnage est un exilé dans sa propre vie, chacun ayant rompu avec un passé qu’ils oublient.


C’est en ce sens qu’apparaît la richesse de l’œuvre ; le retour et la nostalgie ne sauraient épuiser les méditations de l’auteur. En véritable explorateur de la conscience humaine, Kundera cherche à penser l’existence dans son rapport à un temps qui serait double : collectif et individuel.


Mais, fidèle à lui-même, Kundera va renverser les schémas préétablis concernant le temps collectif et le temps individuel, faisant de l'Histoire le lieu de l'expression de l'individualité et de la mémoire l'expression même du collectif.


L’Histoire collective, celle du communisme, de ses exactions, de ses invasions, de son occupation, ponctue le cours de la narration. Les références sont nombreuses à ces "coups de haches" historiques qui ont marqué le XXème siècle européen. Mais, si les dates s’emparent de la vie de tout un chacun comme le suggère l’auteur, l’Histoire n’en est pas moins le théâtre dans lequel les personnages sont à même de déployer leur individualité.


L’invasion de Prague permet à Irena de fuir sa mère, à Josef de fuir son frère. Chez Kundera, l’exil n’est plus qu’une contrainte causée par "les forces implacables de l’Histoire", il est une occasion donnée aux individus de s’émanciper. Ces forces orchestrent les grands mouvements collectifs au sein desquelles émergent les spontanéités individuelles. Histoire et passé sont ainsi vus comme des poids dont les personnages, par la fuite ou l’oubli, tentent toujours de se délester.


À l’opposé, la mémoire semble ne pouvoir exister qu’au travers du collectif. À première vue, cela étonne. Quoi de plus individuel que les souvenirs que nous ancrons profondément dans les coins de notre esprit ? Quoi de plus personnel que cette sélection du passé qui s’opère par la mémoire ? Quoi de plus fort que la puissance mémorielle de l’individu ? À cela, Kundera répondra : l’oubli.


La mémoire apparaît fugace, instable, malléable. Si comme l’Histoire elle est balancée entre individuel et collectif, elle semble ne pouvoir se concevoir sans la présence du groupe. Si le passé ne vit pas dans les discours, il disparaît et perd définitivement sa réalité. Le paradoxe de la mémoire est ainsi exprimé : elle, qui semble être une expérience éminemment individuelle, ne peut se vivre sans un lien avec autrui.


Avec L'Ignorance, Kundera relativise dans le même geste la force du déterminisme historique et l’individualité mémorielle.


Par cela, c’est tout notre rapport au temps que Kundera malmène. Le passé, qui n’est plus source d’algos pour quiconque en serait privé, devient désacralisé, "dédivinisé". Le temps qui, comme il le dit lui-même, "fait partie de la définition même de l’homme", devient source de questionnement à l’heure d’une modernité qui ne laisse de place à la durabilité. Le temps exalté est celui d’un présent qui se meurt avant d’avoir existé. L’existence moderne refuse la possibilité à l’Odyssée moderne de se déployer ; refuse au passé l’occasion d’être pleuré. L’oubli recouvre la nostalgie.


Le temps manque à la modernité et cela Kundera l’a compris. Comme dans La Lenteur, il parvient à mêler concentration et expansion. Si l’intrigue ne se déroule que sur quelques jours, si les personnages sont peu nombreux – répondant aux exigences de la concentration narrative – les digressions se suivent et se répondent, se perdent et s’élèvent dans un style direct et simple qui se refuse toute ornementation inutile. La priorité est donnée à la pensée, à la réflexion et aux lentes méditations. Comme si lui aussi était conscient du temps qui court, du temps qui manque. Pour lire, pour rêver. Alors en quelque deux cents pages, l’essentiel est donné.

CameEleon
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le 21 juil. 2017

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