Cette critique, sensiblement différente des précédentes, tente de donner un écho à quelques sollicitations récentes (et sympas) autour de mon avatar.

L'Unique et sa propriété, oeuvre célèbre et unique de Max Stirner ("unique" au sens premier, Max Stirner n'a écrit qu'un seul livre ...) est souvent considéré comme l'oeuvre de référence de l'anarchisme. Pourtant le terme n'apparaît absolument jamais dans l'ouvrage, pourtant Max Stirner ne s'est jamais revendiqué de ce courant de pensée et il aurait sans doute refusé de façon véhémente cette "classification" s'il en avait eu l'occasion.

Il reste l'essentiel, les mots :

Le divin regarde Dieu, l'humain regarde l'Homme. Ma cause n'est ni divine ni humaine (...), c'est - le Mien ; elle n'est pas générale mais - unique, comme je suis unique.
Rien n'est pour moi au-dessus de moi.

Il y a dans la provocation évidente des propos (tenus en 1845) et surtout dans leur contenu - les sources les plus évidentes, les plus manifestes de l'anarchisme, voire même le slogan simplificateur "Ni dieu, ni maître". Au reste l'écriture, assurément belle , de Stirner, tient aussi, souvent, du slogan.

L'avenir immédiat du livre de Johann Caspar Schmidt (Stirner est un pseudo, "l'homme au grand front") s'écrit en deux temps, et c'est très révélateur : il est d'abord, et immédiatement, censuré ; puis, presque aussi immédiatement remis en circulation puisque l'auteur de tels propos "ne peut être que fou, insensé", donc pas dangereux. Le diagnostic s'avère assez juste - du moins dans son application -presque personne ne lira le livre. Et le destin de Max Stirner deviendra très improbable, très difficile, très heurté, et bref.

L'égoïsme principiel de Stirner n'a évidemment rien à voir avec tous les petits égoïsmes domestiques, naturels et universellement partagés. Il touche certes à l'épanouissement de l'individu , l'idée d'épanouissement étant d'ailleurs proposée, directement et de très belle façon par Stirner :

Je ne vis pas plus d'après une vocation que la fleur ne s'épanouit et n'exhale son parfum par devoir.

Mais cet hédonisme-là ne renvoie évidemment qu'au principe du moi, à une altitude qui ne concerne pas les plaisirs immédiats (qui d'ailleurs pourraient aussi bien renvoyer à d'autres aliénations.)

Là où la pensée de Stirner se révèle assez originale (dans le même temps Nietzsche le dit aussi, de façon encore plus fracassante), c'est qu'elle renvoie dos à dos les transcendances divines et humaines : "le divin regarde Dieu ; l'humain regarde l'Homme." Elle s'oppose, de la façon la plus explicite et la plus brutale à l'idéologie religieuse et au socialisme naissant. - qui sont autant de façons de réduire l'individu, l'unique, de l'aliéner.

Ce point est important dans la mesure où "l'anarchisme" de Stirner, est effectivement un individualisme absolu - n'a donc absolument rien de social et ne peut en aucune façon être confondu avec la déclinaison politique de la "doctrine", dont les tenants (Bakounine, Voline) sont sans doute bien plus connus, et bien moins maudits, que Max Stirner. Cette option sociale et socialisante me semble d'ailleurs en contradiction totale avec le principe de base de l'anarchisme (Ego) - ce qui peut expliquer que les propositions politiques liées, à ;la fois généreuses, très confuses et absolument inorganisées (une manière de marxisme sans cohérence) n'aient jamais pu aboutir sur le terrain à une organisation viable.

Il n'est pas sûr que la pensée de Stirner, radicale, soit pour autant réellement originale et novatrice. Elle renvoie même à une tradition philosophique (pas du tout marginale) :
- celle, d'abord, des solipsistes, incarnés notamment par Berkeley (1685, philosophe et ... évêque) : le monde alentour pourrait être une illusion (le cas échéant concoctée par Dieu); la seule chose dont je sois sûr c'est que JE (ou moi) est le témoin de cette illusion. Et elle disparaîtra avec moi. Imparable : le monde n'existe que tant que je le vois. Imparable et délirant. Et Schopenhauer de commenter : "le solipsiste est un fou enfermé dans un blockhaus imprenable."
- la pensée de Descartes, son rationalisme (Cogito ergo sum), ne dit pas autre chose - EGO, comme seule certitude, et la volonté conséquente deprouver l'existence de Dieu par la raison, faculté strictement humaine;
- ces pensées ne se veulent pas en révolte - mais elles sont sans doute très dangereuses : soumettre Dieu à la perception et au raisonnement humains, une grande brèche est ouverte ; elle ne se refermera plus ...

En aval, la pensée de Stirner préfigure aussi la tragédie de l'Occident : l'individu, JE, au coeur du monde, au centre, dans un défi insensé, celui de Prométhée. On trouve un bon exemple de ce point de vue, également très classique, dans le film / épure - Aguirre ou la colère de Dieu. La révolte, insensée, d'Aguirre, ne vise pas l'or ni le pouvoir politique, mais sa propre affirmation sur ( contre ?) le monde. Mais il se proclame roi d'un monde où il n'ose même pas aborder, où il ne voit jamais ses sujets, sinon sous la forme de flèches mortelles. Et à la fin, si le monde tourne bien autour de lui dans un renversement copernicien dérisoire, c'est sous la forme d'une nuée de petits singes. La tragédie du moi est en marche, et c'est aussi, en germes mais sans la recherche d'effets outrés, celle de Max Stirner : la grandeur du combat mené, cet idéalisme tragique et illusoire, se mesure à l'ampleur de son échec.

De ce point de vue, ce sont sans doute les poètes (et toujours l'ombre énorme de Nietzsche en arrière-plan) dont les écrits présentent un caractère radical et et bien plus profondément novateur que l'essai unique de Max Stirner. mais cette question nous emmènerait bien trop loin, très au-delà des limites contraintes de cette critique. Deux exemples, très rapidement et très parlants. celui d'Aimé Césaire, poète radical et magistral, en quête de principes et d'impossible (dans le Cahier d'un retour au pays natal ou dans la Tragédie du Roi Christophe - très beaux motifs à critiques futures), mais obligé, vie politique oblige, de composer et de donner dans le compromis social et politique.
Et mieux encore :Victor Segalen, voyageur ultime, se dépouillant de son moi pour plonger, à fond, dans les mondes découverts, pour expérimenter aussi bien les cultures centrées sur l'univers, sur Dieu, sur l'homme, sur l'individu (on voit bien que cette immersion va bien -delà et intègre même la réponse de Stirner) - mais se dépouiller aussi de ces essais, de ces avatars, pour atteindre "le cinquième, centre et milieu, qui est moi". Et ce moi-là a une autre envergure.

Reste la question essentiel du "Rien" (et l'anarchisme a d'ailleurs souvent été associé au nihilisme). L'individu, l'ego, prôné par Stirner, vient forcément de quelque part. Mais cette origine s'efface devant l'unicité du moi - et par une manière de renversement total, c'est finalement, pour Stirner, le moi qui donne naissance au rien créateur dont il est sorti. Délire, tragédie assumée ou beauté ? Il est temps de redonner la parole à Max Stirner :

Si je base ma cause sur Moi, l'Unique, elle repose sur son créateur éphémère et périssable qui se dévore lui-même, et je puis dire :
Je n'ai basé ma cause sur Rien.

PS retour (très formel) à mon avatar - c'est d'abord la fidélité à des principes, quelque chose de très profond que je n'arriverai jamais à liquider ; une esthétique aussi, c'est très secondaire, mais quand même , une couleur charismatique et l'affirmation, très visible et assez gratuite (mais sans gravité), d'une singularité.
pphf
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le 19 mars 2014

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