Un seul juste peut-il sauver le monde ?
On n'attendait pas trop Brecht sur le mode du conte oriental féérique mettant en scène des dieux. Le Setchouan de Brecht est une province chinoise encore traditionnelle, mais qui commence à connaître le modernisme technique, puisque l'un des personnages veut devenir aviateur dans l'aérospostale. Bien entendu, quoique étrangement présentée comme exotique, cette fable a valeur universelle, Brecht n'ayant pas tellement vocation à faire dans le pittoresque ethnologique.
Shen Té, ancienne prostituée cherchant à se reconvertir dans le métier plus honorable de tenancière de boutique de tabac (vu d'ici, on pourrait estimer que la prostitution était tout de même moins meurtrière...), ouvre sa boutique, mais se trouve sur-le-champ envahie d'une bonne dizaine de pauvres qui n'ont pas à se nourrir ou pas à se loger, et, comme Shen Té est une "bonne âme" (nous dirions : "une bonne poire"), elle fait tout ce qu'elle peut pour nourrir et loger ces quémandeurs dans sa minuscule boutique, en empruntant de l'argent à d'autres dans des conditions financièrement suicidaires, puisqu'elle ment et triche afin de secourir les pauvres avec de l'argent qui n'est pas à elle, et qu'elle ne pourra jamais rembourser sans léser quelqu'un. Ses montages financiers, à son échelle, sont dignes des pires escrocs financiers internationaux que le monde a connus depuis vingt ou trente ans.
Pourtant Shen Té a l'âme pure, et les pauvres l'apprécient pour sa générosité, même ceux qui trouvent qu'elle n'en fait jamais assez pour eux.
Or, le personnage de Shen Té est schizophrénique : pour faire face à ses obligations, et sauver ce qui peut encore l'être, elle se transforme régulièrement en la personne d'un cousin fictif, Shui Ta, qui passe pour disposer de l'argent nécessaire pour tirer d'affaire la boutique de Shen Té, et qui, lorsqu'il gère la boutique, le fait avec rigueur, rationalité, allant jusqu'à faire prospérer l'affaire et à embaucher des employés, bref en se transformant en patron capitaliste.
Le personnage de Shen Té / Shui Ta représente donc l'impossibilité, dans le monde moderne, de secourir tout le monde à la fois, et le conflit, nettement souligné, entre, d'une part, la générosité et la solidarité vis-à-vis des pauvres, et d'autre part la sauvegarde élémentaire de ses intérêts matériels les plus basiques. Shen Té ne peut secourir tant de pauvres !
Justement, trois dieux passent par là, qui font une enquête pour savoir pourquoi la morale divine est si mal respectée au Setchouan. Ils tombent sur un pauvre porteur d'eau, Wang, qui les oriente vers Shen Té. Ces dieux, visiblement, ne sont pas habitués à descendre en ce bas monde, qu'ils trouvent dangereux, dur à vivre et infréquentable. On peut y voir, sans trop forcer le trait, la représentation des patrons d'entreprise, qui voudraient bien avoir des employés honnêtes et travailleurs, réglant par eux-mêmes leurs problèmes sans rouspéter, mais ces patrons évitent soigneusement de se mêler à des gens si douteux. Leur quête est comparable à celle de Dieu qui, dans la Genèse, promet à Abraham de ne pas détruire Sodome si on peut y trouver seulement dix justes. On connaît la suite : Il n'y a même pas dix justes à Sodome, et Dieu détruit la ville.
La destruction du monde actuel par les trois dieux ne semble pas à l'ordre du jour, car ils sont tout contents d'avoir trouvé une "bonne âme", celle de Shen Té, qui, par sa générosité, évite que les pauvres se révoltent, ce qui fait bien leur affaire. Mais la pièce est sans conclusion : la morale requise par les dieux est inapplicable par des gens dont les besoins primaires (manger, se loger) ne sont pas satisfaits. Il y a, derrière cette réalité, un message révolutionnaire : la morale est un souci de riches qui ont le temps d'y penser, et personne n'a à respecter la morale pour se procurer de quoi manger et de quoi se loger, d'où, en filigrane, l'appel à toutes sortes de violences et d'actes illégaux pour que les pauvres satisfassent ces besoins.
Personne ne sort indemne de cette pièce : les pauvres vous prennent tout le bras quand vous leur tendez la main, et ils volent pour survivre. Shen Té apparaît comme une dépensière inconséquente qui court à sa perte en négligeant ses propres intérêts les plus basiques. Shui Ta semble se faire le complice de l'ordre capitaliste et policier. Les dieux semblent juste des donneurs de leçons morales, mais ils ne sont visiblement pas tout-puissants, loin de là. Les habitants du village sont langues de vipère, cyniques, manipulateurs, bornés, exigeants, arrivistes, fats et cupides.
Les couplets poétiques récités ou chantés sont fort bien construits, et mettent en valeur les affres de la condition des pauvres. "La Chanson de la Saint-Glinglin" se révolte contre les promesses - religieuses ou patronales - selon lesquelles tout ira mieux demain pour les pauvres, il leur suffit d'attendre.
Théâtralement, Brecht met en scène des procédés auxquels il n'avait pas tellement touché jusqu'ici :
* un seul acteur joue deux personnages : Shen Té et Shui Ta. Bien entendu, comme dans les nombreuses comédies et films qui usent de cet artifice, il y a impossibilité que l'un soit présent lorsque l'autre est sur scène, et Brecht joue de cette mystification pour susciter des interrogations, voire des soupçons chez les personnes qui entourent Shen Té.
* il faut mettre en scène la grossesse de Shen Té, qui va finalement l'obliger à révéler sa supercherie.
* la féérie des jeux de lumière accompagnant l'apparition des trois dieux au marchand d'eau, Wang.
* à un certain moment, l'action est narrée par un personnage qui se trouve sur l'avant-scène, tandis que les acteurs, à l'arrière-plan, jouent des fragments de cette action, ce qui permet de créer un effet de "flashback" et d'accélérer le récit des événements.
* la pièce se présente explicitement comme n'ayant pas de conclusion : un comédien vient, en finale, demander aux spectateurs de trouver la solution que la pièce n'a pas su proposer : changer ce monde ? se débarrasser des dieux ? ce sont là des pistes, mais Brecht n'en privilégie apparemment aucune.