Hector Vickery, prof de fac, vient d'obtenir la mutation dont il rêvait depuis longtemps : il s'envole avec sa femme Sylvie et son fils Lester vers les États-Unis, direction Earl University en Caroline du Nord. Une nouvelle vie s'annonce pour la petite famille, loin d'une Europe encore sous le choc de l'attentat de Charlie Hebdo… Bref, prendre un peu de distance ne peut pas faire de mal…
« Ils allaient quitter la France, quitter Paris, les insolubles problèmes de stationnement, les visages moroses, les bousculades dans le métro, les minutes de silence. La peur d'un nouvel attentat islamiste. Le passage honteux de l'incrédulité au fatalisme. Ils abandonneraient le vieux pays fatigué et divisé pour une contrée neuve et pimpante. »
Hector va très vite s'adapter à son nouvel environnement, c'est le moins que l'on puisse dire... En revanche, Sylvie, personnage étonnant, partisane de la non-action, vit tout cela avec une certaine passivité, ce qui lui permet d'observer de loin tout le petit manège de la vie sociale à laquelle elle va, plutôt à contrecoeur, devoir participer. Quant à Lester qui s'est rebaptisé « Absalom Absalom » lorsqu'il survolait l'Atlantique, il va évoluer d'une façon pour le moins inattendue…
Une année donc où chacun d'eux va s'observer, observer les autres et tenter, peut-être, de comprendre ce qu'il est vraiment…
Quel délice que ce roman ! J'ai trouvé dans le personnage de Sylvie - dont le lecteur partage le point de vue - un mélange d'Oblomov et de Meursault, avec une petite touche d'absurde qui m'inviterait même à chercher du côté de Ionesco. En effet, cette femme, adepte du dogme du non-agir, ne fait rien ou pas grand-chose, mais attention, « cela n'est pas le signe d'une défaillance, d'une situation humiliante, mais d'une éthique, d'un choix de vie. », j'irais même plus loin en parlant d'art de vivre... Elle observe son fils, son mari, les gens. Et cette posture distante et immobile qu'elle adopte lui permet d'avoir un regard assez juste et très lucide sur le monde agité qui est le nôtre, un regard en tout cas qui sait dépasser les apparences...
Le jeu social, dont elle a l'impression de ne pas connaître les codes, la fatigue. La mode ne l'intéresse pas. Plaire n'est pas son souci. Sylvie, en société, n'est rien sinon la femme d'Hector ou la mère de Lester. Rien ou pas grand-chose : « Je ne suis rien » se répète-t-elle en silence et cette phrase « l'apaise, l'isole, la protège ». Mais, comme elle aimerait l'expliquer aux autres, « c'est là, dans cette aliénation, que se déploie sa liberté. » Elle est une femme libérée, mais pas dans le sens où on l'entend actuellement, non, elle est libérée parce qu'elle ne travaille pas, n'a ni amis ni relations et donc pas de jeu social auquel se plier. Elle est heureuse dans « une vie dégagée de tout lien, presque sans matérialité. » Agnès Desarthe n'est-elle pas en train de se demander si la femme moderne a pris ou non le bon chemin pour se libérer ? La question est posée en tout cas.
« Pas d'impatience chez toi, pas de volonté de prouver quoi que ce soit. C'est l'humilité première, primaire, le douloureux et nécessaire constat de l'incapacité » commente une de ses proches.
Il y a quelque chose de profondément vrai en elle, c'en est fascinant !
Alors, un peu désoeuvrée, sur les conseils de son mari, elle se rend à l'Alliance Française pour chercher « des brochures »…
Pendant ce temps, Lester, je veux dire Absalom Absalom, prie pour ses parents. A-t-il raison de les sentir en danger ? « Protégez-les de la violence du monde, de la tristesse. » Quelle belle lucidité là aussi !
La chance de leur vie est un roman très riche (les strates de lecture sont nombreuses) qui nous amène à réfléchir aux divers problèmes que rencontre notre société actuelle, en pleine mutation. Les thématiques abordées sont multiples : couple, fidélité, amour, place des femmes, sens de la vie, éducation, monde surconnecté, violence… mille questionnements ou pistes de lecture qui peuvent donner lieu à plusieurs interprétations possibles… N'est-ce pas là le signe d'un livre riche, profond, (et en même temps si drôle, j'ai omis de le dire!) sur lequel on pourrait discuter bien des heures ?
Et surtout, il présente des personnages complexes, un brin hermétiques, plutôt attachants et bien décalés… comme on les aime !
Un roman qui restera, c'est certain !


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le 17 oct. 2018

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