Fini de lire aujourd’hui La clef de Junichirô Tanizaki, mon premier (court) bouquin écrit par ce maître reconnu de la littérature japonaise du 20ème siècle. Qu’en dire ? Quelle clef ! Et pour quelles portes ! Des portes diaphanes qui empêchent les personnages de se montrer et de se regarder directement. Des portes sans serrures assurément, mais plutôt des portes coulissantes, à travers lesquelles les personnages de ce terrible huis-clos sans confrontation se glissent imprudents, impudents et audacieux, se glissent discrètement en échappant au regard scrutateur du lecteur et à celui des autres « héros ».
En effet, dans ce terrible roman, qui prend la forme de deux journaux parallèles tenus par un couple malheureusement marié depuis une vingtaine d’années, et dont la seule vraie union est celle des corps (et encore, plus par habitude et par névrose que par goût), les personnages entraînent le lecteur dans le vertige de l’obsession sexuelle, poussée à son terme anti-érotique, qui est celui de la mort. « Je n’ai écrit ces lignes que pour attirer au plus vite [personnage mystère 1] dans le précipice de la mort » nous confie [personnage mystère 2] dans une ultime confession qui permet de répandre un peu plus de clarté sur l’esprit du lecteur, tendu d’un bout à l’autre de la narration, croyant saisir au fil du récit la vérité psychologique des personnages, avant de s’apercevoir qu’il a été trompé tout au long du récit ; du moins l’a-t-il été autant que les personnages eux-mêmes.
Mais avant d’arriver à ce dénouement qui ne pouvait être que tragique, le lecteur se trouve promené entre les deux journaux intimes de la mariée et du mari qui s’observent de loin sans se parler, sans aborder jamais frontalement leurs différences intellectuelles, esthétiques, et surtout, ne nous mentons pas, sexuelles (et donc morales, puisque nous sommes dans la haute société) : alors ils se contournent, s’appellent, se désirent et se fuient au moyen de ces deux journaux, parallèles et antagoniques. Ils pensent être lus de l’autre, ils en jouent, ils manipulent et sont manipulés par d’autres personnages dont la psychologie non moins retorse nous est toutefois dissimulée, et nous le sommes en même temps qu’eux qui ignorons si vraiment cette peur est fondée, si vraiment leurs déclarations sont sincères.
Roman de l’ombre devinée et à chaque instant changeante, La clef de Tanizaki m’a séduit par sa forme somme toute assez originale : pas tout à fait un échange épistolaire, pas tout à fait des confessions réciproques, pas tout à fait des journaux intimes. Cette forme m’a beaucoup plu en ceci qu’elle permet de dévoiler sous une lumière aussi crue que les néons chirurgicaux sous lesquels les corps sont exposés, presque scientifique, des psychologies très finement travaillées, plongées dans l’enfer de la mécanisation hédoniste de la sexualité, de la perte de l’esprit qui lie les cœurs au profit de la ruse qui ne cherche qu’à lier les corps, une ruse motivée par une sorte de malignité qui fait de la sexualité un espace angoissant, où aucun personnage n’assume positivement et définitivement ses désirs, mais ne les présente que comme la réaction logique à la libido débordante de l’autre, la terrible faute qui fait s’enrayer la mécanique très réussie de ce bref roman dont je vous recommande vivement la lecture.

ThibaultRobert2
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le 28 juin 2021

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Thibault Robert

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