On connaît l’histoire : le fantôme d’une comtesse donne à son assassin (?) une combinaison qui permet de gagner à tout coup au pharaon, contre la promesse d’épouser sa pupille et de ne plus jamais jouer. Le moment venu, le jeune homme se trompe de carte. « À cet instant, il lui sembla que la dame de pique clignait d’un œil et ricanait. Une ressemblance extraordinaire le sidéra… / – La vieille ! s’écria-t-il, pris de terreur » (p. 59 en « Babel »).
D’après mes souvenirs de collégien, la Dame de pique était assez poussiéreuse – d’autant que demander à un élève de quatrième de remplir un schéma narratif et de relever les connecteurs temporels n’est sans doute pas la meilleure façon de lui faire goûter la littérature, fût-elle fantastique. Or, j’y trouve à présent quelque chose de limpide et de vif, avec un agréable air de ne pas y toucher.
Il n’est pas impossible que la traduction d’André Markowicz y soit pour quelque chose, laquelle tranche avec la tradition consistant à traduire les écrivains russes du XIXe comme s’ils étaient des écrivains français du XIXe (en gros, traduire Pouchkine en balzacien ou en nervalien, Dostoïevski en flaubertien, etc.). Trop moderne, cette traduction ? – en tout cas, lisible par un adolescent de 2020 normalement constitué, ce qui est toujours bon à prendre.
Ce qu’un adolescent de 2020 ne décèlerait sans doute pas immédiatement, c’est le ton discrètement caustique qui court tout au long du récit : « La lettre contenait une déclaration d’amour : elle était tendre, respectueuse et tirée mot pour mot d’un roman allemand » (p. 30), « un chambellan étique, proche parent de la défunte, chuchota à l’oreille d’un Anglais qui se tenait près de lui que le jeune officier était son fils illégitime, ce à quoi l’Anglais répondit froidement : Oh ? » (p. 51), etc.
Ce détachement (qui se traduit aussi par l’enchâssement et la coexistence des récits) n’a pas encore, en 1834, la facticité que lui donnera le temps – la facticité de ces romans postmodernes dont les auteurs cachent tant bien que mal prétention littéraire et pauvreté stylistique derrière le paravent du second degré. Ce que dit Pouchkine, en soixante petites pages, c’est qu’il n’y a rien de plus à tirer de la littérature qu’un regard de jeune fille ou qu’un frisson de joueur, mais que c’est déjà énorme.
Comme souvent dans les classiques russes, il y a de ces allusions dont on devine qu’elles ont attaqué quelqu’un, quelque part, à une époque. Comme souvent dans la littérature fantastique, les personnages prennent des airs de bouffons d’autant plus grotesques qu’ils n’ont pas conscience de l’être, à la merci du Diable, de la superstition ou de la cupidité – ce qui est peut-être la même chose. Ce que Pouchkine raconte aussi, c’est qu’une aristocrate morte continue de nuire aux jeunes hommes vivants et ambitieux. Et ça, moi, j’aime bien.