A l’occasion d’un déplacement professionnel au Japon, le scientifique américain A.J. Lewinter se réfugie à l’ambassade soviétique pour y réclamer l’asile politique. Il y est accueilli par Pogodine qui accepte sa demande. Nous sommes en 1963, en pleine guerre froide. Au vu de l’anonymat du personnage central, qui ne sera jamais qu’une personne évoquée par les deux factions adverses que le roman met en scène, à savoir les camps américain et russe, cet épisode pourrait rester relativement anodin.


Il se trouve que Lewinter travaillait pour le M.I.T. (Massachussetts Institute of Technology), en tant que spécialiste de la production de céramiques. Ces matériaux entrent dans la composition des têtes des missiles construits par les américains dans leur programme de Défense (à vrai dire, plutôt le côté offensif, celui capable d’envoyer plusieurs centaines de missiles sur le territoire soviétique, sachant qu’avec 150 tirs au but bien répartis, l’URSS serait en quelque sorte rayée de la carte du monde). De plus, il semblerait que Lewinter ait eu la possibilité d’observer quelques instants un document relatant une sorte de programme permettant de déterminer, suivant leurs trajectoires, lesquels parmi les missiles lancés seraient réellement destructeurs et lesquels ne seraient que des leurres destinés à détourner l’attention des défenseurs du territoire russe, en gros de mobiliser les capacités de défense russe sur l’ensemble des missiles, sans distinction. Or, les moyens financiers russes n’ont jamais permis la concrétisation d’un dispositif suffisamment important pour avoir la capacité de détruire simultanément le nombre de missiles nécessaire à une défense efficace (les Américains se sont assuré la possibilité d’en envoyer plusieurs centaines, de façon à ce que la menace des 150 destructeurs soit bien réelle, ce qu’on appelle de la dissuasion). Bref, si les informations apportées par Lewinter sont exactes et utilisables, les Russes ont là le moyen de lutter à armes égales avec les Américains.


On sent que tout se joue au niveau des apparences, de la capacité de suggestion, de l’intimidation et d’un jeu d’influences qui peut aller très loin. C’est vrai au niveau militaire, mais également au niveau humain. Le roman (le tout premier de Robert Littell, un maître du genre) montre les services secrets des deux grandes puissances mondiales dans leur jeu d’intimidation et de capacité à faire avaler à l’adversaire ce qu’on veut lui faire croire. On a ainsi droit à une partie de poker menteur qui est un sommet de finesse illustrée par ces réflexions de Pogodine après un douloureux épisode :


« Il est possible que les américains aient réagi à une authentique défection – qu’ils aient simplement voulu empêcher Lewinter de développer les renseignements qu’il nous avait déjà donnés. Ils peuvent aussi avoir voulu faire un exemple pour décourager d’éventuels futurs traitres. Mais il est également possible que les Américains aient voulu faire apparaître l’affaire comme une réaction de leur part à une authentique trahison, de façon à nous convaincre que Lewinter avait des renseignements valables. Auquel cas il serait un imposteur. Ou bien encore, les Américains peuvent avoir essayé de nous convaincre qu’il est authentique, sachant que nous découvririons qu’ils essayaient de nous convaincre qu’il est authentique et que nous conclurions qu’il est faux. Ce qui signifierait qu’ils veulent que nous pensions qu’il est un imposteur, ce qui signifierait qu’il est vrai. »


A force de faire dans l’intimidation et de faire des raisonnements sur ce que va penser l’adversaire selon tel ou tel schéma tactique, on peut en arriver à imaginer des conséquences qui touchent aux limites des capacités de réflexion réelle. Résultat, des dégâts collatéraux pour cause de petits imprévus. Si chacun emmagasine des souvenirs parfois douloureux, chaque décision entraine des conséquences. Il faut quand même réaliser que les statistiques ne font qu’évaluer des probabilités. Pour schématiser, ce n’est pas parce qu’un footballeur place systématiquement ses tirs au but du même côté qu’il ne peut pas changer son habitude sur le coup d’une inspiration. Qui peut dire à quel moment et pour quelle(s) raison(s) il va soudain changer d’avis ?


Ce roman se présente comme une partie d’échecs (une partie de haut niveau), chaque partie étant intitulée à la façon d’un moment particulier de ce jeu (ce qui est parfaitement justifié). Malgré son aspect daté, il se lit très bien et séduit par une grande subtilité et une richesse narrative de premier ordre. Chaque chapitre recèle des éléments importants et souvent inattendus, dévoilant la psychologie des personnages et des idées assez incroyables. Beaucoup de réflexions intéressantes, aussi bien au niveau du fonctionnement politique des deux camps lors de la guerre froide, que de la psychologie des individus. Et, bien évidemment, les détails s'accumulant, le personnage de AJ Lewinter prend de l’épaisseur et affiche une belle complexité.

Electron
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le 24 juil. 2016

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