La Faim
7.9
La Faim

livre de Knut Hamsun (1890)

La Faim : l'envie et le dégoût

Pas de surprise, le narrateur du livre de Knut Hamsun a faim. Journaliste aux fulgurances rares, il voit ses lignes autant comme des liens avec le génie que des leviers à tirer pour obtenir une maigre subsistance. Elles sont surtout des chaînes qui le poussent à se maintenir dans une fierté suicidaire où la pitance n'est qu'un sursaut de vie. Lorsque le travail s'éloigne, lorsque ses papiers ne sont plus jugés que comme des brouillons intellectualisants, la nourriture n'a plus de goût. Elle devient une souffrance. Pendant organique de son inspiration, elle s'écoule, ne reste pas en place, le pousse à vomir sans cesse à la moindre absorption. La Faim est la chronique d'un homme qui se vomit et qui cherche dans cette espèce d'acide purification ce qu'il est vraiment. Plus qu'une chronique - brillante - sur les chemins de l'inanition, ce parcours est un farfouillement dans les viscères de l'existence. Les rues sombres et froides de Kristiana, tournoyantes, sont les boyaux terreux où l'être va parfois se perdre pour arracher une solution à son mal-être.

Perdu dans un monde qu'il ne parvient jamais à embrasser, qu'il n'ose pas saisir, dans lequel il n'essaye pas de vivre, Ylajali métaphorique, le narrateur se noie dans des chutes imbéciles. Honnête jusqu'à une forme de folie, il distribue à tout va l'argent que lui offrent ses rares bienfaiteurs. Ses doigts le brûlent de culpabilité, son esprit commande aux spasmes de son corps. Crevant de faim sur un perron, recroquevillé sous les coups de sang de ses tempes, il doit terminer son oeuvre. C'est l'intellect qui absorbe le monde, sangsue morbide qui ne peut être rassasiée. Jamais le narrateur ne hurle contre la faim, il lève le poing vers le destin, vers cette pensée qui ne lui amène plus le confort des mots. Malade au point de ne pas saisir les causes, il erre, descend avec une volonté effrayante dans le caniveau de sa propre existence, rongeant ses poches de veston, couchant à même la mousse ; pour terminer en pure animalité, léchant un os réservé aux chiens. Si le récit est crépusculaire, il laisse de côté la tristesse, devant la pulsion de vie du lecteur. Chacun peut y reconnaître sa propre introspection, et naît de cette similitude une rébellion. Ce narrateur, outrageusement respectueux des lois humains alors qu'elles l'enserrent jusqu'au sang, rend malade. Une colère pure, sourde et chaude, un appel de la vie surgit dans le ventre du lecteur. Une envie de forcer ce personnage à relever la tête, à cracher au visage d'une existence qui le démembre avec un sourire béat. Un appel qui résonne avec la seule pointe de lucidité de ce dernier, un hurlement sauvage à destination des dieux dans une tirade d'une beauté qui embrasse et vide de tout son air. Un réveil tardif, première marche de l'escalier branlant qui se terminera sur une porte de sortie littérale, l'océan. Une remise à niveau, un horizon sans contour, une ligne qui n'attend que sa lettrine. Et cette dernière sera le C. De Commencement et de Chef d'Oeuvre.
Killywan
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le 31 mai 2013

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