Par la qualité exceptionnelle de sa plume, son talent de conteuse et la finesse de son esprit, Karen Blixen a fait entrer sa chère ferme africaine au panthéon de la littérature moderne.
Elle est le véritable coeur palpitant de l'oeuvre, abritant aussi bien la culture du café - rendue difficile par une altitude trop élevée - qu'un foisonnement de vies, saisi par la plume de la maîtresse de céans avec une acuité quasi ethnologique.
Il se dégage en effet au fil des anecdotes, des rencontres, des situations la manifestation d'un intérêt sincère et profond porté aux ethnies de cette partie de l'Afrique de l'Est, les Kikuyus, les Masaï, les Somali, ainsi qu'une remarquable aptitude chez l'auteure à raconter et consigner modes de vie, culture et valeurs avec objectivité, pour ce qu'ils sont et non comme un sous-produit exotique. Certes, le contexte reste celui du colonialisme et l'auteure elle-même, aristocrate blanche, européenne et fortunée appartenait à l'ethnie d'occupation. Plus d'un siècle après l'époque racontée, cet aspect est impossible à évacuer pour l'oeil contemporain, mais n'atténue pas la fibre d'humanité et à l'ouverture d'esprit qui infusent le récit.
Par son confort, son art de vivre et le raffinement de sa cuisine, la ferme fait également office de havre pour brebis égarées, officiels en visite ou encore amis de longue date, offrant à chacun un chaleureux foyer de passage, attisé sans relâche par la bienveillante hospitalité de la maîtresse de maison.
Pour ce qui est de la nature et du vivant, ils sont tout autant sources de grand lyrisme, de remarquables fresques descriptives que de paradoxes stupéfiants.
C'est en effet bien la même personne qui nimbe de ce dégoûtant romantisme propre aux récits de chasse l'abattage nocturne de deux lions aux abords de la ferme et qui fait preuve d'empathie et de tristesse à la vue de girafes capturées pour être emmenées dans un ménagerie berlinoise...
Enfin, il reste que La Ferme Africaine se referme sur un mystère. Malgré les plus de 500 pages écrites à la première personne que compte l'édition de poche, on quitte Karen Blixen avec le sentiment de ne pas vraiment la connaître. Elle relate beaucoup plus qu'elle ne se livre, raconte beaucoup plus qu'elle ne se dévoile. Elle confie bien ça et là quelques états d'âme, surtout vers la fin lorsque la messe est dite et le retour en Europe inexorable, mais ils n'en rendent les silences que plus assourdissants: le mari qui est à l'origine de l'installation en Afrique n'est jamais nommé ou même évoqué, sa condition de femme seule à la tête d'une exploitation agricole sur un continent et dans un pays étrangers jamais abordé. Même sa romance avec Denys Finch Hatton passée à la postérité grâce au "Out of Africa" de Stanley Kubrick demeure parfaitement indécelable, au point que je me suis un instant demandée si j'avais connu de coupables épisodes de distraction en cours de lecture ou encore si "Out of Africa" avait été inspiré d'une autre oeuvre que la Ferme Africaine.
Une fois n'est pas coutume, ces nombreux angles morts ont aiguisé ma curiosité et fait naître l'envie de lire une biographie pour en savoir plus sur la vie de cette auteure majeure.
Bonne lecture et amitiés,
Dustinette