Alain Robbe-Grillet : une littérature pour mille-pattes... de mouche

"La jalousie" et le nouveau roman


 




 


A la lecture de l’ouvrage emblématique de ce qui s’est appelé « le nouveau roman » dans les années 60, « La jalousie », publié en 1957, le lecteur en vient très vite et très tôt à redouter chaque mot, chaque phrase, et dans chacune d’entre elles, les noms communs plus particulièrement : un fauteuil, un arbre, une feuille … bouffée de chaleur assurée, le lecteur transpire à grosses gouttes. Tenez ! Le mot « camion » apparaît-il au détour d’une phrase, voilà le lecteur assailli et pris de panique à l’idée que l’auteur ne lui donne trois pages à lire sur la description de la roue avant droite de ce même camion. Il est vrai que le lecteur aura toujours le loisir de parcourir ces pages dédiées à l’industrie automobile, « filière poids-lourd » d’un regard furtif ; sa lecture s’en trouvera alors grandement facilitée car enfin, quand on a commencé un « roman », faut bien le finir même lorsque l’on peine à trouver une raison, une seule, de continuer sa lecture.


Est-ce parce que le lecteur a payé ce livre qui lui tombe des mains et qu’il n’a de cesse de ramasser ? Sans oublier le fait que personne n’aime jeter l’argent par les fenêtres !


Là, on peut envier les critiques littéraires qui ne paient jamais les livres qu’ils lisent ou ne lisent pas, tout en étant payés pour le faire et ne pas le faire.


 


              Trois pages sur une scutigère écrasée d’un coup de torchon roulé en bouchon et sur la surface salie d'un mur, une gomme qui vient tout effacer, il semblerait que Robbe-Grillet n’ait eu à déplorer dans toute son œuvre qu’une mort, une seule : celui d’un mille-pattes.


Toute une vie d’homme, toute notre humanité, pour sûr, dans cet épisode héroïque !


               « La jalousie », c’est une histoire africaine de volets roulants, de persiennes, de camion, de boys (domestiques), de chaleur, d’humidité ; des Blancs, A… un « personnage » au féminin, (clin d’œil de Robbe-Grillet à l’œuvre de Kafka ! Faut dire que Joseph K, c’est quand même autre chose !), préposée au seau à glace, à la bouteille de Cognac et aux verres : A… reçoit, sert son invité, toujours le même, Franck… car chez Robbe-Grillet, pas féministe pour un sou, seuls les hommes bossent, transpirent, s’activent… un dénommé Franck, Christiane son épouse à la santé fragile, et un quatrième larron, le narrateur en personne, sans doute l’époux de A… viennent à la fois ouvrir et fermer le ban.


Chants indigènes…


           Et là, en revanche, rien à ce sujet… sinon une ligne. Dieu soit loué : manifestement, Robbe-Grillet ne connaît rien à la musique, africaine de surcroît, à ses monodies, à ses rythmes, à ses temps et contre temps. Dans le cas contraire, on pouvait légitimement craindre le pire : un traité de musicologie ethno-africaine en guise de roman.


… quelques préjugés sur les Noirs ; ce qu’ils sont, ne sont pas… au volant d’un camion notamment… encore les camions ! Bananeraies, plantations, sans doute pour faire le lien avec le lecteur que Robbe-Grillet envoie le plus souvent se faire bananer… mille-pattes sans nombre que l’on écrase du pied après les avoir sonnés avec un torchon (mais de ça, on en a déjà parlé !) ; là c’est Buffon qui fait une apparition (faut dire que Robbe-Grillet a été scolarisé au lycée Buffon de Brest !)


 


Tangentes, ellipses, ce traité de géométrie rudimentaire, à peine savante, qu’est aussi « La jalousie », sorte de chronique ordinaire de la vie tout aussi ordinaire aux colonies - Afrique noire, toute noire mais blanche de la couleur de la trique et de la baguette, c’est comme on voudra ! -, qui font marcher l’autochtone indigène au pas et droit, c’est la bourgeoisie, même anti-coloniale (mais celle de Robbe-Grillet l’est-elle vraiment ?), qui fait sa littérature, sa petite, toute petite littérature avec de toutes petites choses, trois fois rien, moins encore mais… avec force détails.


Là encore : n’est pas Joseph Conrad qui veut !




              Franck, Christiane, A… et le narrateur... ils sont donc quatre ; quatre et un camion ; vocation contrariée de Robbe-Grillet qui se destinait sans doute au métier de « garagiste-carrossier » ou de « routier », sympa au demeurant ?


Ils sont quatre mais trois à table, et seulement trois. Christiane l’absente, jeûne-t-elle toute l’année durant ? Franck, son mari, en revanche, ne rate pas un seul repas avec A… et le narrateur observant couteau et fourchette, jusqu’à la dernière miette de pain sur la nappe.


             Littérature d'une classe oisive qui tente bon an mal an de remplir ce temps, pourtant compté, qui sépare la vie de la mort, au lieu de se décider à aller « bosser » (Robbe-Grillet, s'il n'a pas de métier, avait au moins un diplôme : celui d'ingénieur agronome) si les jalousies et autres stores laissent voir au travers sans être vu, la jalousie, elle, la vraie, celle qui comme la haine vous détruit de l’intérieur, est introuvable dans ce récit qui se voudrait en rupture avec tous les autres récits qui l'ont précédé : « Combien de temps s’est-il écoulé depuis la dernière fois qu’il a fallu en réparer le tablier du pont de rondins qui franchit la petite rivière ? » demandera l’auteur. Hélas, c’est là sans doute la seule question que Robbe-Grillet pose à ses lecteurs et à toute la littérature passée, présente et à venir.


             La littérature de Robbe-Grillet, c’est une littérature du mensonge bien évidemment car, occupée à rédiger une lettre, et contrairement à ce qui nous est affirmé, jamais la chevelure de A… ne captera les oscillations du poignet, ne les amplifiera ni ne les traduira en frémissements inattendus qui allumeront des reflets roux.


             L’art c’est la surprise. Robbe-Grillet n’est donc définitivement pas un artiste ; et la question fatidique tombe : qui a bien pu persuader Robbe-Grillet pas simplement d’écrire mais de chercher à se faire publier ?


Mystère.


Mais alors, que celui-ci ou celle-là ait le courage de se lever et de faire son mea culpa à haute voix !


 


              Avant-gardiste à la traîne, Robbe-Grillet finira à l’Académie française, fier et content de lui, après avoir enseigné aux USA en révolutionnaire à rebours incapable de comprendre, et les autres avec lui - critiques et animateurs de télé -, que la littérature était morte depuis longtemps déjà, même si son œuvre, aujourd’hui encore, ne cesse de nous le rappeler à chaque ligne : Robbe-Grillet c’est la littérature qui ne veut pas mourir alors que les médecins qui se sont penchés sur elle, n’ont pu que constater son décès, encéphalogramme plat - Non ! Pire encore : encéphalogramme négatif  !-, cadavre dans un état de décomposition avancée.


 


***

 


                Si Robbe-Grillet n’est pas à la littérature ce que Pierre Boulez est à la musique, c’est sans doute parce qu’il est plus difficile d’être novateur et pertinent avec les mots qu’avec les notes car, les compositeurs – Messiaen, Boulez, Ligeti -, les peintres des années 20 aux années 50 - Picasso, Dali, Rothko, Pollock - et les cinéastes que sont Fellini, Tarkovski et Bergman ont fait mieux, tellement mieux, chacun dans sa discipline !


Dans les faits, la littérature de Robbe-Grillet et son "nouveau roman", c'est cet art contemporain fossoyeur de l' Art moderne ; art conceptuel en particulier dont les concepts feraient hurler de rire tout étudiant en première année de philosophie.


Névrose et enfermement ! A la trappe l’Universel ! Aucune tentative de sortir de soi ! Aucune vision digne de ce nom : celle de l'artiste visionnaire, novateur et précurseur au service d'une finalité bouleversante et incontestable dans sa maîtrise et son inspiration ; témoin indiscutable d‘années de recherche solitaire et têtue.


                Doit-on rappeler qu'en littérature, il y a « style » à chaque fois qu’il nous est donné à lire une langue re-construite, une langue recomposée et ré-assemblée. Or avec Robbe-Grillet, on ne trouvera aucun travail sur la langue. Aussi… campons-nous sur nos positions : la poésie reste le seul lieu de toutes les révoltes et de toutes les remises en cause avec Damas, Césaire Senghor, Glissant, Chamoiseau et les autres, Afrique et Caraïbe, comme figures tutélaires ; auteurs qui ont littéralement troué le cul de la langue française comme personne d'autres avant et après eux ; faut dire que pour ces auteurs les enjeux étaient tout autres : dominés, issus d’une culture humiliée, révoltés, chez eux, l’écriture était une arme… arme de libération, et une bonne leçon donnée à l'oppresseur pendant que des Robbe-Grillet auto-satisfaits et blasés enculaient des diptères pour le compte d’une littérature de pattes de mouche et tentaient d'exister encore un peu, tout en s'agitant du fond de cet ennui propre à une classe repue, pourrie gâtée, sans plus de vitalité intellectuelle ni de projet.


               Certes, d'aucuns, et pas des moindres (se reporter à Lucien Goldmann et son ouvrage "Sociologie du roman"), ont avancé que le nouveau roman consacre la réification (ou "le fétichisme de la marchandise") telle qu'elle a été décrite par Marx : homme-objet,  seul l'homo economicus a droit de cité dans une société contemporaine où, pour en revenir à la littérature et au roman "les sentiments humains expriment des relations dans lesquelles les objets ont une permanence et une autonomie que perdent progressivement les personnages."


                N'empêche ! Personne n'interdisait à l'auteur de nourrir comme ambition de dénoncer cette société-là pour mieux nous en proposer une autre !


                Il est vrai que Robbe-Grillet appartenait à une société bourgeoise qui place la réussite sociale, le prestige et les honneurs au-dessus de tout : l'Académie française en ce qui concerne notre auteur.


                Côté radicalité, on était donc loin du compte. C'est sûr !


 


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Pour prolonger, cliquez : Serge ULESKI en littérature

sergeuleski
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le 24 nov. 2018

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Serge ULESKI

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